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— Au fait, où suis-je né ? demanda-t-il en plaisantant.

Lisa sortit de son imperméable un étui noir et le lui tendit.

— C’est vrai, dit-elle, je ne pensais pas à te les donner.

Frank reconnut l’objet et fut attendri.

— Ah ! tu y as pensé !

Il sortit des lunettes de l’étui. Des lunettes de grand-mère, à monture de fer. Il en chaussa son nez et se mit à regarder autour de lui pour « les essayer ». Ces archaïques bésicles lui donnait un petit air doctoral. Il faisait — songea Lisa — philosophe russe. Il avait soudain le visage déterminé et inquiétant de ces intellectuels qui lançaient généreusement des bombes et des idées avant la guerre de 14.

— C’est gentil d’y avoir pensé, Lisa, remercia le garçon. Ça fait du bien, tu sais…

Il l’embrassa et retourna s’asseoir auprès de Gessler. Il étudia le passeport, mais en le tenant cette fois éloigné de lui.

— Ma vue va mieux, remarqua Frank.

Il lut la fiche signalétique du document.

— Beaucoup mieux.

Et, s’adressant à Gessler.

— En général, dit-il, le temps ne fait qu’accroître nos maux. Il n’arrange que la myopie.

Il ferma le passeport d’un geste sec et le fourra dans sa poche.

— Monsieur Gessler, attaqua-t-il avec brusquerie, pourquoi nous avez-vous raconté cette histoire de barrage, tout à l’heure ? Paulo vient d’aller voir : tout est calme, dehors.

Son âpreté fit sursauter Lisa. Freddy s’approcha, le visage déformé par une lippe mauvaise. Il tenait un appareil téléphonique à chaque main.

— Tout est très calme, renchérit Paulo, lequel se tenait adossé à un pilier de fer, tout près de l’avocat.

Il y eut une période interminable de silence. Warner lisait le journal dont les bandes dessinées intéressaient Paulo avant la venue de Frank. Baum somnolait dans le fauteuil pivotant. Les deux Allemands n’avaient aucunement conscience de la brusque tension qui venait de se produire.

— C’est pas gentil de nous faire peur, grinça Freddy en se penchant sur l’avocat.

Gessler, débordé, se dressa, par réaction. Son expression maussade avait disparu. D’un geste lent, il écarta Freddy qui lui barrait le chemin. Lisa, Frank et Paulo ne le perdaient pas de vue. Lisa sentait battre son cœur à grands coups désordonnés.

— Je sais bien que ça peut vous paraître surprenant, soupira l’avocat ; mais je n’ai pas eu le courage de partir.

— C’est plutôt pour rester qu’il faut du courage, affirma l’évadé. Un sacré courage, même !

Warner tourna les pages de son journal et se mit à fredonner une chanson. Baum dormait ferme en ronflant par moments.

— Paulo, Freddy ! appela Frank.

Les intéressés se rapprochèrent.

— Voulez-vous descendre un instant dans l’entrepôt avec monsieur Gessler !

Frank avait parlé lentement, sans hargne, d’un ton absolument neutre, mais ils ne s’y trompèrent pas. Son regard fixe trahissait la confusion de ses pensées.

Freddy lâcha simultanément les deux appareils téléphoniques. Ceux-ci tombèrent comme des poires mûres et restèrent plantés de chaque côté de sa personne.

— Frank, bredouilla Lisa, qu’est-ce que ça signifie ?

— Je vais te le dire, j’attends seulement que Me Gessler soit descendu.

— Je ne comprends pas, dit Gessler.

— Moi non plus, riposta Frank, mais nous allons essayer de comprendre. Quelle heure est-il, Paulo ?

— Sept heures pile ! annonça Paulo.

Comme il disait ces mots, un clocher se mit à égrener des coups espacés quelque part, de l’autre côté du fleuve. Paulo leva le doigt pour requérir l’attention de son ami.

— Tu te rends compte si on s’entend bien avec l’Allemagne maintenant ? plaisanta-t-il lugubrement. Même nos horloges sont d’accord !

Frank eut un geste brusque de la main pour leur intimer l’ordre d’emmener Gessler.

Freddy posa sans brutalité sa main sur l’épaule de l’avocat. Il le poussa vers la porte de l’entrepôt en chuchotant d’un air équivoque :

— Mais oui, descendons.

Avant de passer le seuil du bureau, Gessler se retourna. Un instant, Lisa crut qu’il allait s’insurger, mais l’avocat voûta ses épaules et disparut.

Warner abaissa son journal. Il était intrigué par cette triple sortie. Il interpella Paulo.

— Qu’est-ce qu’il veut ? questionna ce dernier.

— Il demande où vous allez, traduisit mornement Lisa.

Paulo renifla.

— On va pisser, mon pote ! fit-il avant de disparaître.

Sa voix enjouée rassura Warner qui se remit à lire. Frank regardait Lisa sans rien dire.

— Qu’est-ce qui te prend, Frank ? insista la jeune femme.

La peur revenait en elle, sournoise et glacée. Elle avait de petits frissons.

Frank montra la porte que les trois hommes venaient d’emprunter.

— Vous en êtes où, toi et lui ?

— Qu’est-ce que tu racontes !

Elle dut s’asseoir, car ses jambes lui manquaient. Elle vit, comme dans un rêve, Frank s’approcher d’elle, les mains dans les poches, souriant et dégagé. Il s’inclina et l’embrassa en lui mordillant très légèrement la lèvre inférieure. Il goûta la peur de Lisa.

— N’aie pas peur, essaya-t-il de la rassurer, mais il faut que je sache, comprends-tu ?

— Il n’y a rien à savoir, Frank, protesta Lisa.

— Allons donc !

— Mais non, je te jure.

Il l’embrassa de nouveau. Le baiser était inquiétant.

— Je t’embrasse pour t’empêcher de mentir, annonça Frank en clignant de l’œil.

— Tu es fou !

Il resta penché sur elle et, par jeu, frotta le bout de son nez contre celui de sa maîtresse. Autrefois, il avait l’habitude de la réveiller ainsi. Elle ouvrait les yeux, déjà grisée par sa chaleur et son odeur d’homme. Elle sortait ses bras de sous les couvertures pour les refermer sur le torse nu de son amant. Oui, autrefois…

— Le mieux, dit-il, c’est de commencer par le commencement. Tu verras comme ça va être facile.

— Mais, Frank, je ne comprends pas…

— On m’arrête à Hambourg, récita le garçon de son ton uni et presque joyeux. On m’arrête avec mon chargement de drogue et mon revolver fumant. Toi, pendant ce temps, chérie, tu es à Paris…

Il se tut, battit des paupières avec lassitude, et soupira :

— Allez continue, je t’écoute !

Lisa se dressa.

— Non, Frank ! dit-elle avec véhémence ; non, je ne marche pas. Tu n’as pas le droit d’être injuste à ce point. Depuis quelques minutes tu es libre. Libre, Frank ! Et au lieu de savourer ta liberté retrouvée, tu veux savoir ce que j’ai fait de la mienne. C’est…

Elle chercha un mot. Un mot précis, mais qui ne le choquât pas.

— C’est déshonorant, lâcha-t-elle en soutenant le regard clair de son amant.

Frank conserva son terrible sourire.

— On m’arrête à Hambourg, reprit-il ; toi tu es à Paris… Allez, commence, voyons !

Lisa se sentit ravagée par cette volonté implacable.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Je t’ai écrit toute ma vie, au jour le jour, pendant ces cinq années ! Que te faut-il de plus ?

— Quand tu m’écrivais, je n’étais pas en face de toi pour t’empêcher de mentir !

Il lui donna une bourrade qui se voulait affectueuse, mais qui cependant fit mal à Lisa.

— Allez, mon chou, raconte !

Lisa joignit les mains. Un grand vide se creusait en elle. Elle ne savait comment réagir. S’insurger ou se soumettre ? Le calmer par la douceur ou par la violence ?