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— Oui, oui ! cria Lisa en se relevant. Un mensonge ! Tu entends, Frank ? Rien qu’un mensonge que tu as toi-même inventé.

Le silence qui suivit leur fit mal à tous.

— Paulo, ordonna brusquement l’évadé, redescends avec elle !

Paulo renifla. Sa figure était toute ramassée autour de son gros nez pustuleux.

— Écoute, Frank, même si elle a fait ça…

— Elle a fait ça, Paul, dit Frank, elle l’a fait.

Son expression était terrible.

— Mais non, protesta Lisa en sanglotant. Mais non, Frank, je te jure…

— Allons, venez, fit Paulo, compatissant, en la prenant aux épaules.

— Frank, murmura-t-elle, tu es devenu aussi dur et froid que les murs de ta prison.

Frank leva le poing sur elle, prêt à cogner.

— Hé ! Franky ! hurla Paulo, c’est ta femme !

— Ma femme, soupira Frank en laissant retomber son bras.

Il regarda Paulo entraîner Lisa, et il ressentit une immense navrance. 

16

Assis dans le poste de garde, le commissaire étudiait un plan du port sous le regard respectueux d’un de ses subordonnés. Son index boudiné courait le long des rues.

— Tout a été fouillé dans ce périmètre ? questionna-t-il.

— Oui, Herr commissaire, tous les docks, tous les entrepôts, tous les chantiers : le fourgon reste introuvable.

Le policier abandonna le plan pour secouer la cendre de son cigare. Il exhala une magnifique bouffée d’un bleu voluptueux.

— S’il n’est pas sorti du port et s’il n’est pas dans les bâtiments, c’est qu’il est dans l’eau ! soupira-t-il.

— Dans l’eau ! sursauta son inspecteur.

— Vous voyez une autre solution, vous ?

Il allongea le pouce de sa main droite et le pinça entre le pouce et l’index de sa main gauche.

— Première hypothèse : le fourgon a passé sans que les douaniers l’aient remarqué.

Il cueillit son deuxième doigt avec la même délicatesse.

— Deuxième hypothèse : il est dans un entrepôt et nos hommes n’ont pas su le dénicher. Troisième hypothèse : il est dans l’Elbe et il convient de le rechercher. Donnez des instructions en conséquence. 

* * * 

Marika Lost avait rendez-vous avec son ami en bordure de l’ancien bunker. Lutz faisait équipe dans un chantier de construction naval où il travaillait en qualité de soudeur. Après le travail, elle l’attendait à l’écart, en faisant des projets d’avenir. Et puis il arrivait et alors les deux amoureux s’enfonçaient dans l’ombre complice des blocs de béton, à l’abri des regards indiscrets.

Ce soir-là, la jeune fille ne se sentait pas tranquille. Des forces de police grouillaient dans le secteur et Marika se demandait la raison de cette effervescence.

La pluie tombait par intermittence. Par instants elle faisait rage, et puis brusquement elle devenait parcimonieuse. Une bourrasque brutale l’obligea à chercher refuge dans les ruines chaotiques. Certains blocs en surplomb constituaient des espèces de grottes artificielles où le couple cherchait refuge.

Marika alla s’asseoir sur une pierre. Elle guettait l’arrivée de Lutz en regardant tomber la pluie dans l’eau du chenal.

Une nappe de lumière s’étalait à la surface de l’eau. Au début, la jeune fille crut qu’il s’agissait d’un reflet. Mais soudain elle tressaillit en constatant que ce coin du port était absolument plongé dans l’ombre. La lumière, à la suite de quelque sortilège, semblait monter des profondeurs et non pas tomber dans l’eau. Marika s’approcha du chenal, le cœur battant, comme si elle s’attendait à une initiation fabuleuse. Elle poussa un cri. Le double rayon lumineux montait bel et bien du fond. Elle se pencha mais ne vit rien que ce double faisceau surnaturel. Elle prit peur et se sauva à toutes jambes. 

17

— Vous vous prenez pour quelqu’un d’intéressant, n’est-ce pas ? fit Gessler.

Comme son tourmenteur ne répondait pas, il poursuivit :

— Vous croyez être un cas, en fait vous n’êtes qu’un petit gangster qui a lu Shakespeare. Vous avez l’orgueil des hommes du milieu sans en avoir le panache. Crapule pour crapule, je préfère les vraies.

— Asseyez-vous ! ordonna Frank.

— Non, merci.

Frank le poussa. Gessler fit un pas en arrière, mais ses jambes butèrent contre la banquette et il dut s’y asseoir.

— On a encore des choses à se dire ! affirma l’évadé.

Gessler rajusta sa cravate et dit en tirant sur les plis de son pantalon :

— Tout ce que nous avions à nous dire, nous nous le sommes dit dans votre cellule avant le procès.

— Ce n’est pas mon avis. Le petit-gangster-qui-a-lu-Shakespeare va vous raconter comment ça s’est passé entre elle et vous.

Frank parut se recueillir.

— Lisa est venue à Hambourg comme on rentre dans une église pour se rapprocher de Dieu. Dans une église, on ne voit pas le bon Dieu, mais on pense qu’il est là.

— Ensuite ? demanda Gessler.

— Vous, comme un sacristain hypocrite, en la voyant vous n’avez eu qu’une idée : vous offrir la petite étrangère qui venait pleurer dans votre giron. Lisa a compris que c’était ma chance et qu’en vous exploitant elle pouvait peut-être me sauver.

— C’est ce que vous appelez « me raconter ce qui s’est passé » ? sourit l’avocat. Je vous plains. Il est vrai que nous avons beaucoup parlé d’amour, Lisa et moi. Seulement, ça n’était pas du même.

— Avouez qu’elle a tout de même couché avec vous !

— Vous le croyez vraiment ?

— Oui.

— Vraiment !

— Oui.

Gessler éclata de rire.

— Eh bien ! tant mieux ! J’aime que cela devienne, ne fût-ce que dans votre esprit, une vérité !

Frank le frappa d’un coup de poing sec à la pomme. La joue de Gessler se mit à saigner. Il pâlit un peu mais se contint, évitant même de porter la main à sa blessure.

— Pas la peine de bêler d’amour ! vociféra Frank. En faisant ça, elle a seulement payé vos honoraires, espèce de salaud !

Il martela le bureau du poing.

— Pendant cinq ans j’ai compté les jours, moi qui ai horreur des chiffres. Je les comptais comme ça, pour rien, puisque je ne devais jamais sortir. Mille huit cent vingt-deux jours sans elle, cher maître. Croyez-moi, c’est quelque chose.

Il alla au milieu de la pièce en tenant une chaise à la main. D’un geste violent il la planta sur le plancher, puis compta trois grandes enjambées à partir du siège. Il marqua cette limite avec des téléphones. Ensuite il compta quatre enjambées dans le sens contraire et jalonna la distance de la même manière, constituant une sorte d’enclos avec des chaises et les billards. C’était un bizarre ouvrage de déménageur. Lorsque Frank l’eut terminé, il s’en fut chercher Gessler par le bras et le poussa d’une bourrade dans le théorique enclos.

— Ma cellule, Gessler ! annonça Frank. Quatre pas sur trois, dix-huit cent vingt-deux jours… Et une pensée, une seule ; toujours la même : Lisa. Pendant cinq ans ! Une pensée qui dure cinq ans, vous réalisez ce que c’est ?