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Elle n’osait aller à la rencontre de l’arrivant. Elle ne savait comment s’y prendre pour vivre cet instant extraordinaire. Un instant qu’elle avait attendu voulu, préparé minutieusement, jour après jour, cinq années durant.

— Vous voici enfin heureuse, dit Gessler.

Il se tut pour tendre l’oreille. D’en bas montait un remue-ménage inquiétant. On lançait des ordres en allemand et en français.

— Aidez-moi à foutre le convoyeur à l’intérieur ! criait Paulo de sa voix qui devenait glapissante lorsqu’il la forçait.

— Mais comment ! sursauta Gessler, ils les enferment dans le fourgon !

Il fonça vers la porte de l’entrepôt en criant en allemand :

— Arrêtez ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Il se trouva nez à nez avec Frank et se tut. Frank cligna des yeux à la lumière blafarde du bureau. Il portait un complet fatigué, mais qui avait conservé bonne allure. Il avait les cheveux coupés très court. Il était pâle et calme. Malgré les menottes entravant ses poignets, il conservait une attitude pleine d’aisance. Il s’arrêta pour regarder longuement Gessler. Pour la première fois il semblait réellement surpris.

— Bravo, fit-il. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici !

Gessler ne dit rien, n’eut pas un signe de tête, et soutint froidement le regard de l’arrivant. Puis il continua sa course vers la porte et sortit précipitamment en criant :

— Débarquez les gardiens ! Débarquez immédiatement les gardiens !

Lisa s’approcha de Frank et se mit à le serrer contre elle aussi fort qu’elle le pouvait. Toutes les sirènes des chantiers hululèrent soudain, et cela ressembla au salut qu’adresse un port à un navire victorieux. De ses poignets entravés, Frank risqua une timide caresse. D’en bas leur parvint un ronflement de moteur et les cris furieux de Gessler.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Frank.

Elle ne répondit pas tout de suite, se demandant si le son de sa voix avait changé. Mais non, Frank avait toujours ce timbre un peu métallique et le même mordant.

Elle le regarda avec amour.

— La police ne doit pas trouver le fourgon ici. Alors ils vont le faire basculer à l’eau pour retarder les recherches.

Il approuva d’un hochement de tête.

— Avec les gars dedans ?

— C’est sur ce point que Gessler n’est pas d’accord.

— Et toi ? demanda Frank en fermant à demi les yeux.

— Tu es là, répondit-elle seulement.

Ils prêtèrent l’oreille. Une conversation véhémente, amplifiée par les échos de l’entrepôt leur parvenait. Elle avait lieu en allemand. Gessler ordonnait qu’on sortît les gardiens du fourgon, et Baum fulminait :

— Vous, l’avocat, fermez votre g… pour une fois !

— Ils ne veulent rien savoir, soupira Lisa.

Frank la dévisagea avec surprise.

— Tu comprends l’allemand !

— Moi aussi, je vis depuis cinq ans ici, répondit-elle.

Il s’écarta d’elle pour se laisser tomber sur la banquette. À cause des menottes qui l’entravaient, il tenait ses bras allongés sur ses genoux.

— C’est vrai, Lisa, fit-il.

Elle le rejoignit et lui caressa la nuque, se grisant du contact de sa chair. Frank avait une peau douce et tiède.

— Nous avons tout de même existé sous le même ciel pendant tout ce temps, chuchota-t-elle, tu y pensais ?

— Oui, j’y pensais.

Gessler revint, tête basse, l’air infiniment accablé.

— Ils sont repartis avec les gardiens ? demanda-t-elle tristement.

Il hocha la tête. Elle le trouva vieux et le revit derrière son lourd bureau de bois noir, dans l’attitude qu’il avait la première fois qu’elle était allée lui rendre visite. Au milieu de ses livres dont les titres gothiques flamboyaient, il lui avait fait un peu peur. Une atmosphère un peu funèbre régnait dans son cabinet de travail. Elle n’avait aimé ni la touffeur de cette pièce ni la lumière versicolore tombant des hautes fenêtres garnies de vitraux. Elle n’avait pas aimé non plus Gessler dont le visage blême et attentif déroutait.

— Vous allez avoir des remords, maître, ironisa Frank.

Gessler se reprit.

— Il vaut mieux avoir des remords que des regrets, dit-il.

— Vous n’aviez donc pas prévu cette conclusion pour mes gardiens ?

— Non.

— C’est cependant la plus logique, assura Frank.

— Oui, sans doute.

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Paulo et Warner entrèrent.

— Et voilà le travail ! lança Paulo surexcité.

— Maître Gessler ne le trouve pas très joli, dit Frank.

— À cause ? fit Paulo d’un ton pincé.

Puis, réalisant :

— Ah ! Les gardiens ? Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers l’avocat. Les témoins, ça ne fait joli que dans une noce !

Il haussa les épaules et se tournant vers Frank lui mit la main sur l’épaule.

— J’ai même pas eu le temps de te dire bonjour, Franky. T’as à peine changé, assura-t-il. Si pourtant, un peu… En bien. Tu t’es « fait », quoi !

— Je me serais aussi bien fait ailleurs, tu sais, riposta Frank.

Quelque chose dans le ton de sa voix fit sourciller Paulo. Quelque chose qui ressemblait à de l’irritation. Il avait imaginé les retrouvailles autrement et faillit le dire à Frank.

Frank brandit ses poignets enchaînés.

— Pendant que vous y êtes, les gars !

Paulo fit la grimace.

— M… ! grommela le petit homme, dans la précipitation on n’a pas pensé à ça.

Il poussa Warner du coude.

— Hé, t’as la clé du cabriolet, Grosse Tronche ?

Warner était un grand garçon blond avec une figure bête et rieuse. Il n’avait guère plus de vingt ans. Comme il ne comprenait pas le français, il se tourna vers Gessler pour lui demander de traduire. L’avocat répéta la question de Paulo. Warner secoua la tête.

— Elle sera restée dans la poche du convoyeur, soupira Paulo. On ne peut pourtant pas engager un scaphandrier pour aller la repêcher. Heureusement que Freddy sait bricoler ; y a qu’à l’attendre… 

6

Le fourgon cahotait sur des tronçons de rail. Baum le pilotait lentement à travers un chantier abandonné que les mauvaises herbes envahissaient. Les ruines d’un bunker à sous-marins bombardé cernaient le chantier. Depuis la rive d’en face on ne pouvait voir ce qui s’y passait.

Un tronçon de chenal subsistait, empli d’une eau brune et fangeuse à la surface de laquelle s’étalaient des auréoles moirées de mazout. L’Allemand pilota le fourgon jusqu’au bord extrême du chenal. Une fois à l’arrêt, il braqua les roues dans le sens de l’eau et desserra le frein à main. Puis il sauta de son siège et Freddy se coula sur la banquette pour emprunter le même chemin, car il ne pouvait descendre par l’autre côté puisque le fourgon surplombait le chenal.

À l’intérieur du fourgon, le chauffeur et le garde criaient comme des perdus en cognant contre les parois.

— On va leur administrer un tranquillisant, ricana Freddy.

Il regarda autour de lui. La nuit était presque tombée et ils se trouvaient isolés dans une vaste zone d’ombre hérissée de blocs de ciment dont l’armature pointait comme des os.

— On y va ! fit-il à son compagnon.

Baum acquiesça. Ils se placèrent à l’arrière du gros véhicule et se mirent à pousser. De l’autre côté des portes, les deux hommes enfermés s’évertuaient. Leurs coups de pied se répercutaient dans les bras de Freddy. C’était une impression désagréable et il avait hâte d’en finir. Malgré leurs efforts, le fourgon ne bougea pas d’un centimètre. Freddy retourna à la cabine. Il vit que la voiture était restée en prise et débloqua en jurant le levier de vitesses.