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— Merci pour tout, maître, murmura Frank en tendant ses mains enchaînées.

Gessler serra rapidement les mains de Frank et se tourna vers la jeune femme. Il vit qu’elle pleurait et il ressentit une curieuse brûlure au fond de sa gorge.

— Monsieur Gessler, balbutia-t-elle.

Mais elle ne put en dire davantage. Il lui adressa un petit geste vague pour lui faire comprendre qu’il était inutile de parler.

— Comment appelez-vous, en France, ces plantes aux feuilles découpées qui sont si décoratives ? demanda-t-il.

— Des philodendrons, murmura Lisa.

Gessler hocha la tête.

— Nous en avons un magnifique à la maison. Il nous donne quatre belles feuilles par an et il envahit tout l’appartement.

Sa phrase ressemblait à un message en code. Elle contenait un sens secret qui échappait à Paulo et à Frank. L’avocat cueillit la main inerte de Lisa et la porta à ses lèvres. Puis il la lâcha et sortit sans se retourner. Tous trois le regardèrent disparaître.

— Il aurait pu me dire au revoir à moi aussi, fit Paulo, j’existe !

Puis, d’une voix hargneuse, il questionna en se tournant vers Lisa :

— Qu’est-ce qu’il débloque avec ses philodendrons ?

Elle ne répondit pas. Frank tira sur sa cigarette et expulsa une grosse bouffée bleutée.

— Excusez-moi de ma franchise, reprit Paulo, mais j’aime pas beaucoup ce mec-là. C’est dur d’avoir de l’antipathie pour les gens qui vous font du bien, vous ne trouvez pas ?

Il ne reçut aucune réponse. Il se rabattit sur Warner et chercha quelque chose à lui dire, mais il ne parlait pas un mot d’allemand.

L’Allemand lui sourit gentiment.

— Si t’étais pas si c… tu causerais français ! lui dit Paulo.

Le sourire de Warner s’agrandit. 

* * * 

— Frank, mon amour !

Il releva la tête. Jadis, elle lui disait des mots tendres, certes, mais sans employer jamais le mot amour. Un jour il lui en avait fait la remarque et elle avait eu du mal à s’expliquer. Pour elle, amour était un mot vénéneux qui l’effrayait.

— Je finissais par croire que nous ne nous reverrions jamais, Frank. Tu me trouves changée ?

Il la regarda lourdement, avec une pointe d’insolence qui effraya Lisa.

— C’est curieux comme on imagine les gens quand on reste cinq ans sans les voir, finit-il par murmurer.

Paulo se sentit de trop.

— Je me demande ce que foutent les autres avec leur fourgon, fit-il en se dirigeant vers l’entrepôt. On descend voir ? proposa-t-il à Warner. Et comme l’autre ne bougeait pas, il demanda :

— Dites, Lisa, comment dit-on : viens mon pote, en allemand ?

Lisa dit à Warner d’accompagner Paulo et les deux hommes sortirent. Lorsqu’elle fut seule avec Frank, au lieu d’éprouver du soulagement elle ressentit au contraire une confuse angoisse.

— Comment m’imaginais-tu ? demanda la jeune femme.

— Comme tu es, précisément, affirma Frank, et c’est cela qui me surprend. Tu corresponds trop à l’image que je m’étais faite de toi.

De ses mains entravées il lui caressa doucement le visage.

— Je me disais, commença-t-il.

Mais il se tut et ses yeux se dérobèrent.

— Tu te disais quoi, Frank ?

Il secoua la tête.

— Non, laisse, j’ai perdu l’habitude de parler.

Elle parcourut le visage de son amant du bout des lèvres, découvrant de nouvelles et imperceptibles rides. Il avait dû terriblement souffrir entre les murs de sa cellule.

— Qu’est-ce qui t’a le plus manqué pendant ces cinq années ? questionna Lisa avec un rien de coquetterie.

La question le fit réfléchir. Il sourit, en coin et prit son petit air canaille pour murmurer :

— Je te le dis ?

Elle savait que ce serait décevant ; résignée malgré tout, elle soupira :

— Mais oui : dis !

— Les arbres, fit gravement Frank. Les arbres, Lisa !

Elle se demanda s’il était sincère ou s’il trichait. Il avait toujours eu des coups de lyrisme déconcertants. Par moments, cet être violent et froidement passionné sombrait dans une poésie factice et semblait vouloir s’y embaumer. Il ressortait de ces étranges dépressions plus dur et plus amer.

Cette fois-ci, il était sincère.

— Les arbres ? répéta Lisa.

Elle avait du mal à évoquer un arbre. Le mot s’était vidé de toute signification.

— J’ai mis cinq ans à apprendre ce que c’est qu’un arbre, déclara Frank. Maintenant je sais…

Il s’approcha de la verrière pour regarder au-dehors. Dans le soir mouillé, criblé de lumières malades, il ne découvrait aucune végétation.

— On n’en voit toujours pas, remarqua le garçon. Du fer, du béton, partout ! Les hommes tuent le monde.

Elle s’approcha de lui par-derrière et lui ceintura la taille. La joue appuyée contre le dos de Frank, Lisa chuchota d’une voix brisée.

— Oh ! Frank ! Dis-moi que c’est toi ! Que c’est bien toi !

— C’est moi, dit Frank.

Au moment du procès, enchaîna-t-elle, je ne comprenais pas encore l’allemand. J’étais seule dans la salle. Quand on a rapporté le verdict je n’ai pas su tout de suite. C’est Gessler qui m’a appris un peu plus tard. Ces quelques minutes d’incertitude, Frank… Elles ont été plus longues que toute ma vie. Lorsque j’ai su que tu étais condamné à la détention perpétuelle…

Elle reprit sa respiration difficilement.

— C’est curieux, mais j’ai ressenti une espèce de soulagement.

Il rit.

— C’était pourtant le maximum, puisque la peine de mort est abolie ici.

Il ajouta hargneusement :

— Elle a tellement servi qu’elle s’était démodée.

— Il me semblait que ces affreux juges avaient le pouvoir de la rétablir pour toi.

— Eh bien ! non, tu vois : ils ne m’ont pas fait cet honneur.

Il quitta la verrière et s’assit. Il renversa sa tête en arrière pour regarder le plafond de fibrociment où des taches d’humidité inscrivaient des motifs surréalistes.

— Raconte ! murmura Frank.

— Quoi ?

— Ce que tu as fait pendant ces cinq années.

— Je t’ai attendu.

Il se remit d’aplomb et lui jeta un regard indéfinissable.

— Tu m’as attendu, tu m’as attendu… Mais puisque je ne devais jamais revenir !

— Quand on aime un homme comme je t’aime, Frank, il va toujours revenir !

Il ferma à demi les yeux, satisfait. Pendant quelques secondes, ce qu’il ressentit ressemblait à de la félicité.

— Fais voir, ta bouche !

Elle approcha lentement ses lèvres de celles de Frank et lui donna un intense baiser qu’il subit sans y participer, presque froidement. Devant cette totale absence de chaleur, elle recula et le regarda d’un air de reproche.

— Bonjour, Lisa, fit joyeusement Frank. Tu vois, c’est seulement maintenant que je te retrouve.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Jusqu’à présent ça n’était pas vraiment toi, mais plutôt un rêve de toi ; tu comprends ?

— Oui, je pense…

« Tu recevais mes lettres ? demanda-t-elle au bout d’un instant de silence.

Il fit un signe affirmatif.

— Pourquoi ne me répondais-tu pas ?

Frank haussa les épaules. Il ne tenait pas à aborder ce sujet, du moins pas encore. Les femmes gâchent tout car elles sont toujours à contretemps. Il était beaucoup trop tôt pour aborder cette question. Par la suite ils auraient tout le temps d’y revenir, de s’expliquer…