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— Ne dites pas des choses pareilles, Hélène.

— Je n’ai pas parlé de mourir, docteur, mais de partir. Ma fille et mon gendre font construire dans le Sud. Je les aide autant que je peux avec mes économies. Ils m’ont promis qu’il y aurait une place pour moi. Cela prend plus de temps que prévu mais ils m’ont assuré que c’était pour bientôt.

— Vous rapprocher de votre famille serait une excellente solution.

— Je crois que vous-même avez de la famille dans la région…

— J’ai effectivement grandi dans le secteur mais je n’ai plus personne de proche. Pour en revenir au foyer, êtes-vous satisfaite des repas ?

— Ce n’est pas de la grande cuisine, mais ça va. Je m’arrange avec ce qu’il y a. De toute façon, ce que l’on préfère tous, ce sont les gâteaux de Pauline ! Mais vous savez, elle les paye de sa poche et refuse le moindre dédommagement.

— Merci de me le signaler, ce n’est pas à elle de financer cela. Je vais régler ce point.

— Il faudra la convaincre de nous laisser payer avant qu’elle nous remmène à l’hypermarché…

S’apercevant qu’elle avait trop parlé, Hélène s’interrompit net. Son embarras attira l’attention du docteur.

— Dois-je comprendre que Mlle Choplin vous emmène dans un hypermarché ?

Hélène se tordit les doigts sous la culpabilité.

— Je vous en prie, oubliez ce que je viens de dire. Je ne veux pas que la petite ait des ennuis à cause de moi… Nous savons tous que c’est interdit, mais c’est notre sortie. Le directeur précédent l’avait défendu, mais on le faisait en douce. S’il vous plaît, ne dites rien.

— Ne vous inquiétez pas. Mais expliquez-moi.

— Chaque mois, Pauline emmène l’un de nous avec elle au grand supermarché à la sortie de la ville. On a le droit d’acheter ce que l’on veut. Cela met un peu d’extraordinaire dans notre routine. Les autres donnent leur liste à celui ou celle qui y va… Vous n’allez pas la gronder ?

— Je pense même qu’elle n’aura plus à le faire en cachette. Mais je verrai cela avec elle.

— Vous ne lui direz pas que c’est moi qui vous l’ai dit ? Vous n’avez qu’à dire que c’est Francis, il parle toujours trop.

— Non Hélène, je ne vais pas accuser M. Lanzac, mais je vous promets que Pauline n’apprendra pas l’origine de la fuite.

Hélène adressa un sourire soulagé à Thomas puis lui demanda directement :

— Docteur, allez-vous rester longtemps chez nous ?

— Quelle question ! Je viens d’arriver. Il est bien tôt pour parler de mon départ !

— Je n’ai pas envie que vous partiez. Je vous aime bien.

— C’est très gentil mais si vos enfants vous accueillent, vous risquez de partir avant moi. Et puis vous ne me connaissez pas encore ! Je suis peut-être un affreux bonhomme…

— Je ne crois pas, docteur. À mon âge, je ne sais pas grand-chose mais j’ai au moins appris deux principes auxquels je me fie : j’ai rencontré assez de monde dans ma vie pour reconnaître d’instinct ceux qui ont du cœur. Et je sais aussi que lorsque les gens n’ont plus rien à faire à un endroit, ils s’en vont. Vous êtes un gentil garçon, docteur. C’est une chance pour cette maison. Mais combien de temps aurez-vous quelque chose à y faire ?

11

Aussitôt dans le jardin, Thomas prit une longue inspiration. Sentir l’air frais sur son visage lui procura un authentique bien-être. La plus discrète des sensations possède le pouvoir de vous transporter par-delà les distances et le temps, là où vous l’avez ressentie de façon exceptionnelle, là où votre corps l’a associée à un souvenir assez puissant pour la graver dans votre mémoire. Thomas ferma les yeux. Ce simple souffle du vent sur sa joue le renvoya des années auparavant, lorsqu’il avait fait équipe avec les hommes du village pour rapporter du bois. C’était la première fois qu’il se trouvait intégré au groupe, comme l’un des leurs. Il était heureux — et secrètement fier — d’avoir tenu sa place et fait sa part de travail. C’est ce soir-là que Kishan était monté avec lui sur le promontoire rocheux. Debout face à la vallée, Thomas avait baissé les paupières et goûté l’instant. L’impression d’être à sa place. Le même souffle, sur la même joue.

Même s’il était seul aujourd’hui, il appréciait d’être dehors. Il n’avait pas l’habitude d’être enfermé. Sous toutes les latitudes, il avait vécu sans jamais perdre de vue la ligne d’horizon. L’espace et les perspectives dégagées lui manquaient. Dans le ciel, des nuages blancs aux formes rebondies filaient vers les collines boisées. Thomas s’aventura dans le verger.

Le mur d’enceinte de l’usine abandonnée était percé d’une brèche envahie par les ronces. Par l’ouverture éboulée, on apercevait les anciens locaux techniques couverts de gros tuyaux rouges et jaunes rouillés. Sur l’autre flanc du jardin, l’amoncellement de carcasses de voitures dépassait la palissade. L’épave posée en équilibre au sommet du tas semblait prête à basculer au moindre coup de vent. Seul vestige d’aménagement dans le jardin de la résidence, un parterre d’anémones dont quelques-unes étaient encore en fleur et apportaient une touche d’un bleu mauve profond.

En descendant vers la rivière, Thomas tomba sur les restes d’un bac à sable datant de l’époque où l’établissement était encore une crèche. Il se promena entre les alignements d’arbres fruitiers livrés à eux-mêmes. Bien que privés d’entretien, certains donnaient encore et les pommiers étaient chargés de fruits. Cela faisait bien longtemps que Thomas n’avait pas goûté une pomme, surtout cueillie sur l’arbre. Il s’approcha pour choisir, se réjouissant déjà d’aller la déguster au bord de l’eau, au pied du grand saule pleureur.

Il repéra un superbe fruit d’un joli vert avec des nuances rougeoyantes. Il se hissa sur la pointe des pieds, s’étira vers la branche moussue, mais au moment où il allait saisir la pomme, un coup de feu claqua derrière lui. Thomas sursauta et retomba en se repliant sur lui-même, tétanisé par la détonation. En restant à couvert, il inspecta les environs avec prudence et découvrit Francis qui, un peu plus loin, pointait un fusil en direction de la rivière. Thomas se redressa vivement et se dirigea vers lui à grands pas.

— Qu’est-ce qui vous prend de tirer comme ça ? Vous m’avez fait peur !

Francis abaissa son arme.

— Navré, doc. Je ne savais pas que vous traîniez dans les parages. D’habitude, personne ne vient jusqu’ici.

— Sur quoi tirez-vous ?

— Des boîtes de conserve vides. Pauline me les rapporte de chez elle. Vous avez déjà tué quelqu’un, docteur ?

— Mon métier consiste plutôt à sauver les gens…

— Moi, j’étais militaire. Mais je n’ai jamais tué personne. Je formais des tireurs.

— Je comprends votre nostalgie, mais faire du tir ici est dangereux, monsieur Lanzac. Une de vos balles pourrait blesser quelqu’un, ou pire.

— Aucun risque. Vérifiez par vous-même.

Le vieil homme lui désigna sa cible.

— Vous voyez, doc, derrière les boîtes, il y a le talus. Mes balles finissent toujours dedans, ou dans le ciel. De toute façon, ne vous en faites pas, j’ai entamé ma dernière boîte de cartouches. Je serai très bientôt à court de munitions.

— C’est à cause de votre passé militaire que vos amis vous appellent Colonel ?

— Exact, mais c’est un surnom. Je n’étais que capitaine. Vous voulez essayer de tirer ?

— Non merci, économisez vos cartouches. De plus, je déteste les armes.

— Pacifiste ?

— J’ai longtemps vécu près d’une zone de frictions politiques, avec le bruit des tirs qui résonnait jour et nuit. Ce sont de mauvais souvenirs.