— Vous étiez où ?
— À la frontière entre l’Inde et le Pakistan, le long de la Neelum, une large rivière qui traverse le Cachemire. Les deux puissances revendiquent la région et ça chauffe. Il y a quelques années, la tension est encore montée quand ils ont installé une barrière grillagée. Des familles se sont retrouvées séparées de part et d’autre — des drames humains, avec en prime des soldats qui tirent sur ceux qui tentent de passer d’une rive à l’autre. J’ai pris une balle dans la cuisse parce que je faisais signe à un gamin sur le bord d’en face. J’ai eu de la chance. Je me demande encore si le tireur a voulu me tuer et a raté son coup, ou s’il a cherché à me faire peur et m’a touché par accident. Vous êtes bon tireur, monsieur Lanzac, vous m’auriez sans doute abattu.
— Je vais vous confier un secret, doc. Je n’en ai jamais parlé à personne. Avec moi, vous n’auriez pas eu une chance. Quand j’ai pris ma retraite, j’étais un véritable tireur d’élite. Même bourré, je vous castrais un têtard à cent mètres. Un cador des stands de tir. À l’époque, je me suis dit que tant que je mettrais dans le mille à cinquante mètres, la vie vaudrait la peine d’être vécue. Par contre, je me suis juré qu’à partir du moment où je raterais ma cible, je me tirerais la prochaine cartouche dans la tête parce que cela signifierait que j’étais fini.
Francis se retourna et montra une souche à l’entrée du verger.
— La ligne des cinquante mètres est là-bas. Maintenant, je tire à vingt mètres, parfois beaucoup moins. J’accuse le vent qui dévie mon tir, je me raconte même qu’un mulot déplace cette satanée boîte, et je ne mets presque plus jamais dans le mille. Et vous savez quoi, doc ? Je ne me suis pas tiré de balle dans la tête. Je n’ai pas le courage. J’essaie de prendre soin de mes yeux, je m’approche de plus en plus près pour essayer de toucher ma cible, mais même avec ces compromis de lâche, je n’y arrive plus très souvent. Chaque matin, je me demande pourquoi je m’accroche à la vie. Vous avez la réponse ?
Les deux hommes échangèrent un vrai regard.
— Hélène dit que l’on reste tant que l’on a quelque chose à faire, fit Thomas. Vous êtes forcément là pour une bonne raison. Et pour votre gouverne, même avec une pince à épiler et une loupe, il est impossible de castrer un têtard. Venez, Colonel, je vous invite à manger une pomme au bord de la rivière.
— À vos ordres. Dites-moi doc, vous avez déjà pêché à la grenade ?
12
— Merci beaucoup, mais ne vous compliquez pas pour moi. Je peux très bien m’y rendre à pied. J’ai l’habitude de marcher. Allez vite retrouver votre petit Théo.
— Monsieur Sellac, ne soyez pas neuneu, c’est sur mon chemin. Vous serez obligé de faire le retour à pied, alors épargnez-vous l’aller.
Thomas comprit qu’il n’échapperait pas à la sollicitude de l’infirmière. Il se retrouva donc dans la voiture de Pauline, en route pour le centre-ville.
Bien que le trajet soit plus confortable et plus rapide ainsi, il aurait quand même préféré s’y rendre en marchant, pour avoir le temps de se préparer psychologiquement à ce qui l’attendait. Thomas s’apprêtait à vivre un moment historique. Pour la toute première fois, il allait tenter d’apercevoir Emma en chair et en os.
Grâce au site des étudiants de l’école d’infirmières, Thomas avait réussi à déduire que le groupe de deuxième année auquel appartenait Emma finissait aujourd’hui à 18 h 30. Bien que connaissant les photos de Kishan par cœur, il les avait quand même emportées, un peu pour être certain de reconnaître la jeune femme, beaucoup pour se rassurer. Si un jour on lui avait dit qu’il garderait quelques pages tout contre lui comme un porte-bonheur, il ne l’aurait pas cru.
Pauline conduisait vite. Thomas avait l’habitude des pilotages sportifs, surtout sur les pistes du Cachemire, mais pas dans cet environnement.
— Ils roulent à gauche en Inde, n’est-ce pas ? fit l’infirmière.
— Quand ce sont de vraies routes, effectivement, mais dans les régions les plus reculées, ils passent où ils peuvent.
Pauline traversa un carrefour — trop rapidement pour Thomas.
— Je crois que les résidents vous apprécient déjà beaucoup. Votre arrivée a redonné de l’énergie à tout le monde, même à moi.
— C’est gentil. Méfiez-vous de la priorité à droite…
— Êtes-vous toujours d’accord pour que Théo m’accompagne samedi ?
— Aucun problème. Je me réjouis de faire sa connaissance.
— Où voulez-vous que je vous dépose en ville ?
— À l’hôpital du centre, ce sera parfait.
— Vous n’êtes pas malade, au moins ?
— Non, tout va bien. Attention au croisement.
— Ne vous inquiétez pas. Je n’ai jamais eu le moindre carton. Vous allez retrouver un collègue ? Une collègue ?
— Pas exactement.
Au ton de la réponse, Pauline sentit que Thomas ne souhaitait pas en parler.
— Pardonnez-moi, je ne voulais pas être indiscrète.
Un silence gêné s’installa dans le véhicule.
— C’est à moi de m’excuser, lâcha Thomas. Pendant huit ans, je n’ai parlé qu’à une poignée de personnes, que des hommes, qui bien que maîtrisant parfaitement notre langue, n’abordaient que des sujets quotidiens simples ou des urgences vitales. Mon retour s’est fait très vite, je n’ai pas eu le temps de me réacclimater, et depuis que je suis arrivé au foyer, entre les résidents et vous, je n’arrête pas de discuter de choses complexes, intimes, psychologiques. Avec des femmes extrêmement fines en plus. Alors le rustre que je suis ne sait pas toujours s’y prendre. Ne m’en veuillez pas.
— Moi pas vous en vouloir. Moi contente vous être mon directeur. Moi vous trouver bonne tête et bonne mentalité.
— Non mais je rêve ou vous vous foutez de moi ?
— J’essaie de parler simple, pour que « l’homme rustre » comprenne !
— Moi pas rustre à ce point ! Vous venez de griller le feu rouge.
— Moi âge de pierre, moi confondre feu rouge et baies bonnes à manger. Flic comprendra.
— Pauline, s’il vous plaît…
— D’accord, j’arrête. De toute façon, nous sommes arrivés. L’hôpital est juste là, sur la petite place qui fait l’angle.
— Merci beaucoup. À demain matin. Bonne soirée.
— Vous avez vos clés pour rentrer ? Parce que ne comptez pas sur les résidents pour vous ouvrir. Quand ils dorment, le monde peut s’écrouler.
Thomas descendit de la voiture et adressa un dernier signe à Pauline. L’infirmière redémarra. Il se mit aussitôt en chemin.
À la seconde où il se retrouva seul, une sorte de pression s’abattit sur ses épaules, comme s’il prenait tout à coup conscience de l’importance du moment vers lequel il se dirigeait. Son esprit d’ordinaire pragmatique était assailli de questions et d’idées plus saugrenues les unes que les autres. Il n’avait jamais connu ce genre d’emballement intérieur. Finalement, faire le trajet avec Pauline lui avait sans doute évité de se mettre dans tous ses états.
Lorsque le docteur arriva devant l’école, qui jouxtait l’hôpital, il se découvrit un stade de tension nerveuse inédit. Un vrai cas d’étude pour la profession. Il détailla le grand bâtiment aussi classique qu’austère dont une porte cochère marquait l’entrée. Thomas tourna un peu autour et décida de se poster au pied d’un des grands marronniers qui occupaient la petite place. Le point d’observation était idéal. 18 h 15. Il avait encore le temps, à moins que pour une raison imprévue, Emma n’ait fini plus tôt. À moins aussi qu’elle ne soit pas venue aujourd’hui parce qu’elle était malade. Rien ne garantissait d’ailleurs que si elle était bien à l’intérieur, elle sortirait à 18 h 30 précises. Elle allait certainement parler avec des copines ou avoir des choses à régler. De toute façon, Thomas était déterminé à l’attendre. Il était revenu d’Inde pour cela. Il avait accepté le premier poste disponible pour que ce soit possible. Il ne pouvait pas être plus à sa place qu’ici et maintenant.