18 h 19. Avec soin, il déplia les photos de Kishan, qui commençaient déjà à porter les stigmates de trop nombreuses manipulations. Thomas se concentra sur les clichés représentant Emma plus âgée. Et si elle avait coupé ses cheveux comme sa mère ? Et s’ils n’étaient pas attachés comme sur la photo au ski ? Et si elle portait des lunettes ? Se pouvait-il qu’il ne la reconnaisse pas ? Était-il vrai que lorsque vous voyez vos enfants, vous ressentez quelque chose d’instinctif qui vous permet de les identifier au premier coup d’œil ? Et si Céline avait montré des photos de lui à sa fille et qu’elle le repère ? Et si Emma traversait la place et se jetait sur lui pour lui griffer la figure parce qu’elle lui en voulait à mort ? Et si elle courait vers lui pour lui sauter au cou parce qu’elle lui avait pardonné ? Il aurait peut-être mieux valu que le soldat pakistanais le tue à la frontière, parce que Thomas ne se sentait pas de taille à affronter tout ce qui lui passait par la tête et le cœur. Et si pour une fois, les minutes s’écoulaient un peu plus vite ?
Thomas affina sa position d’observation. Il se plaça en embuscade, sur le flanc du tronc. De là, tout en étant peu visible, il ne pouvait pas la manquer. À moins qu’il n’y ait une autre sortie… Et l’esprit de Thomas s’emballa à nouveau dans un feu d’artifice d’interrogations loufoques.
Lorsqu’il réussit enfin à reprendre le contrôle de ses pensées, il en était à se demander si Emma n’allait pas s’enfuir par les toits parce que ses pouvoirs surnaturels lui auraient révélé la présence de son père biologique qu’elle ne devait surtout pas voir sous peine de prendre feu…
Un flot régulier d’étudiantes et d’étudiants sortait du bâtiment. Thomas passait toutes les jeunes filles au crible. Pour chacune, avant d’avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas d’Emma, il se disait d’abord qu’il découvrait potentiellement sa fille. Il ne voulait rien perdre de ce premier contact, de cette vision. Il souhaitait en inscrire chaque image dans sa mémoire. Cette fois, son histoire ne s’écrirait pas à son insu. Pendant sa planque, une seule fois, Thomas eut l’impression qu’il pouvait s’agir d’Emma, et son cœur accéléra comme jamais. Il eut soudain la sensation que tout l’intérieur de son corps s’était mis à bouillir. Mais ce n’était pas elle.
18 h 33. Un homme se planta devant Thomas et lui demanda :
— Excusez-moi, savez-vous où se trouve la rue Gédéon-Malengro ?
— Non, je suis désolé.
Un groupe d’étudiantes sortit. Thomas se pencha sur le côté pour tenter de les apercevoir, mais l’homme lui bouchait la vue.
— Elle ne doit pas être loin, insista celui-ci, on m’a dit qu’elle donnait dans une rue débouchant sur cette place.
— Non vraiment, je ne sais pas.
L’homme restait obstinément devant. Thomas risquait de louper sa fille. Il devait réagir.
— Mais si ! s’exclama-t-il soudain. Ça me revient, elle est par là, la rue Gromalin.
— Vous voulez dire la rue Gédéon-Malengro.
— Malengro, c’est ça. Alors c’est très simple. Vous prenez la première à droite, et à la deuxième à gauche et vous y êtes.
L’homme sourit :
— Merci beaucoup, vous êtes bien aimable.
L’importun s’éloigna enfin. Thomas, l’œil affûté, passa en revue les étudiantes qui sortaient maintenant en masse. Comme un tireur d’élite traquant sa cible au milieu d’une foule, il ne négligeait aucun détail. Les jeunes femmes riaient, s’interpellaient, discutaient, s’embrassaient.
Soudain, l’une d’elles se détacha nettement. Une évidence. Ses cheveux étaient coiffés comme lors de son séjour au ski, son visage rayonnait comme à la soirée, son sourire n’avait pas changé depuis l’anniversaire où elle avait reçu sa poupée. Mais ce ne fut pas ce lien invisible unissant les parents aux enfants qui permit à Thomas de reconnaître sa fille à coup sûr : Emma bougeait exactement comme sa mère au même âge. Un bref instant, Thomas eut même l’impression d’être revenu vingt ans en arrière et d’observer Céline. Si la couleur des cheveux, les yeux et les fossettes étaient les siens, l’énergie était indiscutablement celle de sa mère. Mais Thomas ne confondait pas. Le lien qui, comme la mèche d’une bombe, était en train de lui embraser le cœur n’avait rien à voir avec celui qu’il avait autrefois partagé avec sa petite amie. Contempler Emma était bien différent. Jamais il n’avait fixé quelqu’un avec une telle intensité. En elle, il voyait l’enfant, la fragilité, et l’absence qu’il ne se pardonnait pas. Il n’avait jamais été prêt à tout donner à un être qu’il ne connaissait pas. Seuls les enfants ont ce pouvoir. Emma était là, devant lui, à rire avec ses amies. Elle était belle, incroyablement vivante. Mais déjà, elle s’éloignait.
Pendant les trop courts instants où Thomas avait pu l’observer, deux vérités s’étaient révélées à lui. La première : aller lui parler serait une erreur. Il était trop tôt et il ne saurait pas quoi lui dire. Et la deuxième, plus puissante encore : Thomas était désormais certain qu’il voulait passer tout le temps possible au plus près d’elle. Rien d’autre n’avait de sens pour lui.
Lorsque Emma disparut au coin de la rue, Thomas hésita à la suivre mais renonça. Trop glauque. Alors il resta contre son arbre, à se remémorer les images d’Emma dans le décor de la rue qui était maintenant bien vide sans elle. Il vit revenir l’homme de la rue Gédéon-Malengro qui semblait très énervé d’avoir été mal renseigné. En tournant autour de l’arbre, Thomas parvint à se cacher pour l’éviter. Par contre, il ne vit pas Pauline, qui l’observait depuis l’angle de la place parce qu’elle souhaitait savoir avec qui l’homme rustre et très sympathique avait rendez-vous. L’infirmière avait été témoin de son attente impatiente, de son émotion. Elle était même certaine de l’avoir vu pleurer. Elle s’était tout de suite mise à imaginer des choses. Les filles font souvent cela.
13
— Jean-Michel, pourriez-vous m’offrir une de vos confiseries pour que je fasse un tour de magie à Théo ?
L’homme à la canne fouilla dans sa poche et tendit une fraise à Chantal.
— Merci. Et maintenant, mon grand, regarde bien… Je te parie que je peux manger ce bonbon sans le mettre dans ma bouche. Ça te tente ?
Aussi intrigué que fasciné, le petit approuva d’un vif hochement de tête. Chantal se détourna alors de l’enfant, prépara son coup, puis brusquement, se replaça face à lui, la sucrerie dans une main et son dentier dans l’autre. Avec un grand sourire édenté, elle fit claquer ses dents avec ses doigts en disant d’une voix déformée :
— Miam miam ! Mes chicots se sont échappés et ils vont dévorer le gros bonbec !
Instantanément, le garçon se mit à hurler, les yeux exorbités. Francis leva le nez de son journal.
— Bravo Chantal ! J’ai hâte de voir quel tour tu lui feras quand tu auras un anus artificiel.
Le cri aigu de l’enfant ne semblait pas vouloir s’arrêter. Il était terrifié. Pauline déboula de la cuisine en s’essuyant les mains sur son tablier.
— Qu’est-ce que vous êtes encore en train de fabriquer ? Je ne peux même pas vous laisser seuls dix minutes.
Découvrant Chantal avec son dentier et son bonbon, elle soupira :
— Et c’est quoi cette fois ? La fable de la fraise magique et du vampire qui a perdu sa couronne ?