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— Pardon. Je n’avais pas vu l’heure, mais je dois y aller. Ne vous en faites pas, je vous le règle.

Le serveur regarda ce type étrange s’en aller comme le lapin blanc d’Alice et ramassa l’argent, l’eau chaude et le sachet.

Thomas prenait garde de se tenir à bonne distance d’Emma. Il se montrait si prudent qu’à deux reprises, il crut même l’avoir perdue. Il se sentit alors complètement désemparé. Jamais il n’avait éprouvé cela. La joie puissante qui l’inonda lorsqu’il l’aperçut à nouveau lui était elle aussi inconnue. Tous les parents sont-ils dans le même état suivant que leurs enfants apparaissent ou disparaissent ? Peut-être pas quand ils les voient tous les jours. Quoique.

L’une des deux amies quitta le groupe et pénétra dans une galerie marchande. L’autre ne tarda pas à partir aussi pour attraper un bus. Emma se retrouva seule, à faire les cent pas à un carrefour. À peine fut-elle séparée de ses amies que Thomas décela une sorte de tristesse chez sa fille. Comme si ses complices étaient parties avec une part de sa bonne humeur. Comme si un être humain ne rayonnait vraiment que lorsqu’il est entouré des siens. Thomas comprenait d’instinct ce que ressentait Emma. Lui aussi réagissait ainsi. Il se sentait galvanisé quand il retrouvait ceux du village. Il oubliait toute fatigue lorsqu’il voyait Kishan arriver vers lui avec ce sourire unique. Mais ici, auprès de qui éprouvait-il cela ? Thomas n’était qu’à quelques pas de sa fille et cela lui réchauffait le cœur. Cela le faisait tenir debout. Mais à l’inverse de n’importe quel père, il n’avait pas le droit d’aller la voir et cela lui faisait mal. Il aurait tant désiré pouvoir la retrouver de façon inattendue, en ville, ce soir, et voir son visage s’éclairer de bonheur parce qu’il aurait été le père qu’il aurait voulu être… Emma resta seule, et lui aussi.

La jeune femme consultait son téléphone fréquemment. Attendait-elle un message, ou se contentait-elle de regarder l’heure comme Thomas avait vu Pauline le faire ? Elle avait certainement rendez-vous. Peut-être avec sa mère, ou celui qu’elle devait considérer comme son père. Et s’ils passaient la prendre en voiture ? Alors Thomas ne pourrait pas la suivre, il la perdrait. Il lui faudrait attendre trois longs jours pour avoir une chance d’apercevoir à nouveau celle qu’il connaissait depuis peu mais qui tenait déjà une place immense dans sa vie.

Tout à coup, un jeune homme se présenta devant Emma. Le visage de la jeune femme s’illumina, plus puissamment encore qu’avec ses amies. Le garçon l’enlaça et l’embrassa avec fougue, sur la bouche.

Thomas sentit ses jambes se dérober. Il tituba. Il s’appuya contre un feu rouge et se réfugia derrière pour les observer. On dit que les enfants grandissent vite mais en général, ils ne passent pas en quelques semaines du stade de nouveau-né que l’on découvre à celui de jeune femme séduisante sur laquelle les garçons se précipitent… C’était pourtant le cas pour le docteur. Qui était ce jeune homme ? De quel droit osait-il embrasser sa fille, en public, et si longtemps ? Trop content d’exhiber sa prise, le jeune mâle ! Pourtant, personne ne semblait y prêter attention à part Thomas. Mais ce n’était pas le pire ! Emma passa elle aussi ses bras autour du garçon. Elle lui toucha même les fesses, et pas par inadvertance ! Thomas ferma les yeux pour s’efforcer de garder son calme. Il respira lentement, profondément.

Lorsqu’il regarda à nouveau, le couple avait disparu. Il bondit comme un diable avec l’espoir de les rattraper à travers la foule. Emporté par son élan, il s’aperçut trop tard qu’ils venaient vers lui et faillit les percuter. Jamais il n’avait été aussi proche d’Emma. Il réussit à éviter le pire en se jetant sur le côté sans aucune dignité. Les deux jeunes gens étaient trop occupés pour le remarquer. Trop occupés à se regarder au fond des yeux, à se tenir par tout ce que chacun arrivait à attraper de l’autre. Ils ne virent pas le fou qui s’était à moitié fracassé contre la devanture d’un marchand de lunettes. Ils continuèrent leur route. Thomas se rétablit et les suivit jusqu’au cinéma tout proche. Ils achetèrent deux billets pour un film d’action américain. C’est le garçon qui paya.

Thomas laissa passer trois autres couples avant de se présenter à la caisse. Lui n’acheta qu’un seul billet.

16

La dernière fois que Thomas était allé au cinéma remontait à plus de deux ans. C’était à Srinagar, avec toute la famille de Kishan, pour l’anniversaire de Jaya, sa femme. Il n’avait pas compris grand-chose aux dialogues mais avait été impressionné par les chansons et l’ampleur des numéros de danse d’une histoire d’amour que beaucoup de spectateurs vivaient et commentaient à voix haute pendant la projection. Les méchants se firent huer et à la fin, lorsque le héros enlaça la jolie princesse avec qui il allait enfin pouvoir convoler, tout le monde se mit à applaudir au point de ne rien entendre des dernières répliques. Les pères présents dans le public n’auraient certainement pas été aussi enthousiastes si ç’avait été leur fille qui se faisait emballer par un bellâtre du genre de celui que Thomas avait en ligne de mire quelques rangs devant.

Emma et son petit ami étaient installés bien au centre, face à l’écran. Sans pouvoir comprendre ce qu’il racontait, Thomas entendait la voix du garçon. Une voix grave et virile. Saletés d’hormones. Il percevait aussi celle d’Emma, bien plus chantante que lorsqu’elle s’adressait à ses amies, ponctuée de petits rires. Le sens du mot roucouler devint tout à coup très concret pour le docteur. Et vas-y que je te passe le bras autour du cou, et vas-y que je te caresse tes beaux cheveux, et tant qu’on y est, vas-y que je plonge ma mimine en même temps que la tienne dans le gobelet de pop-corn et que ça nous fait rire comme des abrutis… Des animaux.

Thomas ne comprit pas beaucoup plus ce film que celui qu’il avait vu en Inde, car il ne lâchait pas sa fille et son amoureux des yeux. Ils s’embrassèrent trente-huit fois pendant les cent deux minutes du film. Plus d’une fois toutes les trois minutes ! Il fallait au moins une explosion nucléaire ou une déclaration déchirante des personnages principaux pour qu’ils se tiennent un peu tranquilles. Même pendant la scène finale, alors que le héros regardait son père mourir, les larmes aux yeux — ce qui n’était vraiment pas son genre —, ils trouvèrent le moyen de se bécoter. C’était quand même le père du héros qui mourait !

À la fin, Thomas était épuisé, à cause des explosions, des cascades, et des baisers — pas ceux du film, mais ceux de sa fille —, exténué à cause de tout ce qu’il ressentait et qui le remuait au plus profond de lui-même. Il se faisait l’effet d’un mauvais père, d’un pervers voyeur et d’un homme inquiet pour sa petite princesse. Il était déjà lui-même allé au cinéma, avec Céline. Il l’avait évidemment déjà embrassée, mais jamais autant, et jamais pendant que le père du héros mourait dans d’atroces convulsions. Le docteur ne s’était jamais permis non plus de suçoter le lobe de l’oreille de qui que ce soit. Ceux qui font les films savent-ils vraiment ce que fabriquent les gens devant ce qui leur demande tellement de travail ?

Quand les lumières de la salle se rallumèrent, Thomas éprouva un intense soulagement. Une libération. Il n’en pouvait plus de voir des gens mourir pendant que sa fille embrassait ce jeune type. Tous les pères détestent-ils les petits amis de leur fille à ce point ? Sans doute un peu au début. Au moins le premier. À moins que ça ne passe jamais.

Les hommes savent parfaitement de quoi ils sont capables vis-à-vis des femmes, c’est une bonne raison pour se méfier de leurs congénères.

Les deux tourtereaux restèrent les derniers, ne quittant la salle qu’à la toute fin du générique. Thomas ne prit pas le risque de les attendre. Il sortit avec la foule pour ne pas se faire remarquer. Il eut bien l’idée de se cacher à quatre pattes entre les fauteuils, voire de faire irruption juste devant eux en beuglant de toutes ses forces à ce freluquet ce qu’il pensait de son comportement. Mais non. Il quitta le cinéma sans un bruit et se posta dans le renfoncement de la porte d’un magasin pour les attendre.