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Thomas entendit le rire de sa fille avant de la voir. Ils apparurent sur le trottoir, nimbés de lumière. Dans la clarté des projecteurs de la façade, au milieu des personnes qui attendaient pour la séance d’après, ils rayonnaient de bonheur.

Le jeune homme demanda à Emma d’aller l’attendre à l’angle de l’avenue, le temps qu’il aille chercher sa voiture. Le docteur fut bien obligé d’admettre que c’était plutôt galant. Il vit le garçon partir en courant. Il fut bien forcé de reconnaître qu’il semblait plutôt athlétique.

Emma, un sourire accroché au visage, se dirigea tranquillement vers leur point de rendez-vous. Elle n’eut pas cette brusque chute de vitalité comme lorsque ses amies l’avaient quittée. Certains sentiments réchauffent-ils le cœur plus longtemps que d’autres ?

En s’éloignant, Emma marchait différemment. Ce soir, elle ressemblait à une funambule posant ses petits pieds sur des nuages. Elle était légère, heureuse. Toute à son bonheur, elle ne vit pas venir les deux jeunes qui lui arrachèrent soudain son sac. Ils ne lui laissèrent aucune chance. Les deux brutes tirèrent de toutes leurs forces. Elle cria, elle tenta de résister mais ils étaient plus forts. Emma tomba. Les voleurs disparurent avec leur butin.

17

Thomas ne réfléchit pas, il se précipita. Il s’accroupit auprès d’Emma en lui posant la main sur l’épaule.

— Tu n’as rien ?

Elle leva les yeux vers lui, sous le choc.

— Ça va, mais ils ont mon sac…

Thomas vit ses larmes. Son sang ne fit qu’un tour. Il se lança aussitôt à la poursuite des voleurs, confiant sa fille à une femme qui s’était approchée pour lui porter secours. Il n’avait jamais couru ainsi. Il s’était toujours montré bon à la course, mais il avait cette fois une motivation inédite. Les deux lascars avaient de l’avance, sans doute convaincus que personne n’oserait les pourchasser. Thomas cavala aussi vite que possible mais ne les voyant pas, il commença à croire qu’il les avait perdus. Il se sentit soudain envahi par un profond sentiment de rage. Cette fois, il refusait que la situation lui échappe. Il n’admettait pas de ne pas pouvoir protéger la victime.

C’est alors qu’il les aperçut dans une ruelle. Il ne se demanda pas ce qu’il risquait.

— Rendez-moi ce sac immédiatement.

— Reste en dehors de ça, mec. C’est pas ton business.

— Arrêtez de fouiller ce sac qui ne vous appartient pas et donnez-le-moi.

— C’est pas ton sac non plus, ma poule, alors si tu veux pas d’ennuis, dégage.

Thomas continuait à avancer vers eux. Le plus grand confia son butin à l’autre et s’interposa :

— T’es quoi, un justicier ? T’as été piqué par une araignée à la con et tu vas nous capturer dans une toile ?

Thomas n’était pas dans son état normal.

— Pour la dernière fois, fit-il entre ses dents, je vous demande de me rendre ce sac et l’ensemble de son contenu.

— « Et l’ensemble de son contenu » ? Pas mal. T’as dû faire des études, toi.

Thomas et le grand voleur se faisaient face. Le voyou lâcha :

— Dis donc, t’es pas de première jeunesse. T’as l’air en forme pourtant…

Thomas ne répondit pas et le chargea directement. De toutes ses forces, il le frappa au plexus et lui asséna un violent coup de pied au bas-ventre. Le voleur, pris de court, se plia sur lui-même sous l’assaut et s’écroula en jurant. Son complice lâcha le sac et menaça :

— T’es pas bien ? Qu’est-ce que t’as fait à mon pote ? Je vais te saigner…

Thomas ne le laissa pas finir sa phrase et se jeta sur lui. Le docteur était ivre de rage. Il le roua de coups. Au visage, à la poitrine. Il frappait avec violence. L’autre se défendit avec une réelle vigueur, mais rien n’arrêtait Thomas, qui ne sentait même pas les attaques. Le plus petit des deux voyous finit à terre, dominé, au moment où le grand se relevait, grimaçant, en se tenant la poitrine. Thomas, la lèvre tuméfiée, pointa un index menaçant vers lui et lança :

— Si tu me cherches encore, je te jure que je te tue. Je sais comment faire.

— T’es un vrai malade.

— C’est ça, je suis un vrai malade. Et toi, t’es sûrement un type bien.

Profitant d’une seconde d’inattention de Thomas, le plus petit tenta de le faucher, mais il ne récolta qu’un violent coup de pied dans les côtes. Il poussa un hurlement de douleur et rampa pour se dégager. En se tenant le bras, il prit la fuite, aussitôt imité par son acolyte. Une fois hors d’atteinte, le plus grand se retourna.

— Avec mes potes, on va te retrouver et tu vas payer !

Ils disparurent au coin de la ruelle. Thomas relâcha son souffle. Il avait le goût du sang dans la bouche. En se penchant pour ramasser le contenu du sac éparpillé sur le sol, il faillit perdre l’équilibre. Sa vue se brouillait. Le portefeuille était là, le téléphone aussi. Il tomba à genoux. Une chance que les deux petits fumiers soient partis, parce qu’il n’aurait pas tenu un round de plus.

18

Au cœur de la nuit, torse nu devant le miroir de sa salle de bains, Thomas s’efforçait d’évaluer les dégâts. Le retour jusqu’à la résidence avait été un calvaire. Depuis qu’il n’était plus dans le feu du combat, il ressentait la douleur intense de chaque coup reçu.

Observant son visage, le médecin diagnostiqua un bel œil au beurre noir pour le lendemain. Sa lèvre serait encore enflée. Son épaule le faisait souffrir, il boitait de la jambe droite, et le poing avec lequel il avait frappé si violemment était contusionné. Thomas ne s’était jamais battu de sa vie — sauf une fois au primaire, et il avait perdu. La hargne dont il avait fait preuve ce soir l’avait lui-même surpris. Mais il l’expliquait parfaitement. Revoir l’image d’Emma jetée à terre suffisait à lui faire bouillir les sangs au point de le pousser à attaquer de nouveau, n’importe qui, n’importe où, sur-le-champ. Certains paramètres ont du pouvoir sur vous, au-delà de ce que vous décidez. Et dans le cas de Thomas, les larmes de sa fille lui donnaient envie de tuer.

Le sac d’Emma était posé sur la table de la cuisine. Lorsque Thomas était retourné à l’angle du boulevard, elle ne s’y trouvait plus. Elle avait sans doute été secourue par son petit ami pendant que lui-même se battait à quelques rues de là. Thomas était inquiet. Dans n’importe quelle situation, il aurait pu passer un coup de fil et prendre des nouvelles, dire qu’il avait récupéré ses affaires, que le sac était juste un peu sale mais qu’a priori, rien ne manquait. Mais dans son cas, cette solution pourtant simple était inenvisageable. Thomas se rappela son élan vers Emma. Il se revit poser la main sur son épaule en la regardant dans les yeux. Quelle relation père-fille débute ainsi ? Tous les pères du monde commencent par prendre leur fille dans leurs bras lorsqu’elle vient de naître. Ils découvrent ce petit être à qui ils ont donné la vie, s’émerveillent de ses minuscules doigts, d’un gazouillis. Lui avait posé la main sur la sienne pour la première fois un soir d’agression, sans même réussir à la réconforter. L’inquiétude de Thomas s’aggrava encore lorsqu’il prit conscience qu’Emma l’avait vu. Elle était désormais en mesure de le reconnaître. Cela risquait de tout compliquer si elle le voyait à nouveau.