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Pourtant, de cette soirée horrible, de ces sentiments violents qui lui ressemblaient si peu, Thomas vit émerger une évidence qu’il célébra immédiatement. Pour la première fois de sa vie, il avait la sensation d’avoir été à la bonne place au bon moment. Ce n’était peut-être pas lui qui avait réconforté Emma, mais il avait récupéré ce qui comptait pour elle. Il n’avait peut-être pas joué le rôle le plus chaleureux, mais il avait endossé le plus difficile et le plus dangereux. Sans lui, personne n’aurait poursuivi les voleurs et Emma aurait tout perdu. Il avait agi pour elle, protecteur bienveillant qui s’était présenté au bon moment.

Tout à coup, Thomas sut enfin ce qu’il pouvait accomplir pour sa fille. Il allait l’aider. Il ne se contenterait plus de l’observer, il allait tout mettre en œuvre pour lui épargner le plus sombre dans cette vie. Instantanément, naturellement, cette fonction devint prioritaire pour lui. Sa nouvelle place se dessinait et lui plaisait. Pour Emma, il allait devenir le coup de pouce du destin, le facteur chance, l’ange gardien bienveillant et secret.

Dans le miroir, Thomas fut surpris de découvrir que malgré sa tête de boxeur après un match perdu, il souriait. Sans le savoir, ces deux abrutis lui avaient fait le cadeau d’une réponse. Il venait de trouver une place dans la vie d’Emma et un but dans la sienne. Il était décidé à lui dégager la route et à la protéger. Il serait sa lumière dans les recoins, son démineur. C’était sans doute cela, être père.

Thomas se pencha sur le sac. Le portefeuille était rempli de cartes et de petits morceaux de papier griffonnés. Le téléphone était allumé. Un cas de conscience s’imposa au docteur.

Même si vous savez que c’est immoral, même si vous vous en faites le reproche longtemps, qu’auriez-vous fait à sa place ?

19

Au bord de la rivière, Thomas avait découvert un vieux banc de bois moussu. Même si deux lattes étaient cassées, il s’y était assis. Le regard perdu dans les éclats de lumière que renvoyaient les flots, il s’abandonnait à l’ambiance bucolique du lieu. Un petit embarcadère sur lequel il ne se serait pas risqué s’avançait au-dessus du courant. Un vent de fin d’été agitait les longues branches du saule pleureur qui bruissaient suffisamment pour couvrir la rumeur du monde.

La vue n’était pas aussi spectaculaire que depuis le promontoire d’Ambar, mais Thomas y retrouvait un peu de la quiétude et du recul dont il avait besoin. Face à lui, au-delà de la luxuriance de la berge opposée, des champs de culture déjà moissonnés et, au loin, des forêts. La Renonce était beaucoup moins large et surtout moins impétueuse que l’impressionnante rivière Neelum, mais le médecin ne s’en plaignait pas. On pouvait sans doute traverser ce cours d’eau sans se faire tirer dessus, et sa mélodie apaisante aidait Thomas à penser plus calmement. Il en avait besoin.

Un craquement le tira brutalement de ses songes. Thomas fit volte-face et découvrit Pauline, qu’il n’avait pas entendue approcher. L’infirmière s’arrêta, gênée.

— Je vous dérange. Et en plus, je vous ai fait peur…

— Je réfléchissais.

— Françoise vous a vu partir vers le fond du verger…

— Vous avez besoin de moi ? Un problème ?

— Tout va bien. J’ai seulement eu envie de vous rejoindre. Vous vous faites rare ces derniers jours.

Thomas l’invita à prendre place sur le banc. Côte à côte, l’infirmière et le médecin restèrent un moment à contempler la vue en silence. Finalement, Thomas était heureux de ne plus être seul perdu dans ses pensées.

— Votre œil et votre lèvre vont mieux, constata Pauline. On dirait que votre main aussi. Si vous avez besoin de soins, n’hésitez pas à me demander. Je ne soigne pas que les séniors…

— Merci. Je m’en souviendrai.

— Vous venez de plus en plus souvent ici.

— C’est amusant. Il y a quelque temps, devant un autre panorama, assez loin d’ici, un ami a prononcé exactement la même phrase.

Pauline resta un instant silencieuse puis déclara :

— Vous avez dû faire une sacrée chute pour vous retrouver dans cet état-là…

— Une belle gamelle en effet.

— Je n’aurais pas aimé vous découvrir le cou brisé dans votre escalier en arrivant le matin.

Thomas se contenta de sourire.

— L’homme rustre me trouve-t-il indiscrète si je m’intéresse à lui ?

— Il n’y a rien qui mérite de s’y attarder. Savez-vous pourquoi cette rivière s’appelle la Renonce ?

— Pas la moindre idée.

— Le village où j’ai séjourné en Inde s’appelle Ambar. Ça veut dire « ciel ». Les noms évoquent souvent quelque chose qui ne doit rien au hasard.

— La Renonce est une jolie rivière, je n’ai pas envie que son nom soit associé à un sens négatif. Vous avez réussi à voir vos proches ?

— Ils ne sont pas dans les environs.

— Pourtant, vous avez dit avoir accepté ce poste pour votre famille…

Thomas se tourna vers Pauline et la regarda droit dans les yeux.

— C’est un interrogatoire ?

— Je ne me permettrais pas, mais un homme que je respecte beaucoup m’a récemment rappelé que la franchise est une excellente base pour vivre ensemble. Je crois que c’est un homme bien, mais je suis un peu inquiète pour lui. J’ai de plus en plus l’impression qu’il porte quelque chose de lourd, seul.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Je porte moi-même un fardeau, toute seule. Je suppose que l’on reconnaît chez les autres les sentiments que nous éprouvons nous-mêmes. Qu’en dites-vous ?

— L’homme rustre est plus doué pour peindre un mammouth sur les murs de la grotte que pour s’engager sur ce terrain-là.

— Vous savez, monsieur Sellac, des hommes, j’en ai fréquenté beaucoup, et de près. Je n’en ai jamais compris aucun. Que cherchent-ils ? Que veulent-ils de nous ? Je les ai côtoyés de si près que le dernier a réussi à me faire un enfant. J’aime mon fils et je ne regrette absolument pas sa naissance. Théo existe, et même s’il n’est pas toujours facile de l’élever seule, c’est un bonheur dont je ne soupçonnais pas l’ampleur. Son père était un drôle de type, une machine à avaler des steaks pour en faire des poils de barbe et à rendre les filles malheureuses — sauf sur une banquette arrière de voiture. Mais ça n’a rien à voir avec Théo. Mon fils est un petit gars qui ne doit pas payer pour tout ce qui est arrivé malgré lui. Il démarre son tour sur le grand manège. C’est moi et l’autre abruti qui lui avons donné son ticket, mais ce n’est pas l’essentiel. Il est là et j’espère être sa chance. Pour lui, je suis prête à tout. Peu importe si je dois me sacrifier. Il n’a pas à payer pour mes erreurs.

Jusqu’au plus profond de Thomas, le propos trouva un écho extraordinaire.

— Pourquoi me confiez-vous tout cela ?

— J’ignore ce que vous vivez, docteur, mais cela ne doit pas être facile. Vous n’avez pas à m’en parler mais franchement, je ne me vois pas vous cacher ce que je sais. Je me doute que c’est compliqué avec votre petite amie… La différence d’âge…

— De quoi parlez-vous ? Je n’ai pas de petite amie.

— Dommage. Je vous sentais différent des autres. Mais c’est votre droit. Françoise a raison, on ne connaît jamais les gens. Pardon d’avoir été intrusive. Cela ne se reproduira plus.

— Pauline, bon sang, expliquez-vous !

L’infirmière leva les yeux vers l’horizon.

— Et voilà, c’est tout moi. J’aurais mieux fait de me taire et de m’occuper de mes affaires. Je me retrouve embourbée, comme toujours. Si je me tais, vous m’en voudrez et si je parle, vous m’en voudrez aussi…