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— Ne compliquez pas tout. Dites-moi. Je vous le demande.

— Les hommes nous condamnent souvent, même pour des choses qu’ils ont exigées… Mais je vais vous obéir et être franche : la semaine dernière, lorsque je vous ai déposé, je vous ai vu attendre une petite jeune jusqu’à en pleurer. Je crois que c’est pour elle que vous vous êtes battu l’autre soir. Les histoires d’amour se passent rarement comme on l’espère. Je suis désolée pour vous. Voilà, je ne me voyais pas continuer à vous regarder en face chaque jour en gardant cela pour moi.

Thomas eut un magnifique sourire.

— Vous m’avez suivi ?

— Pardon, je n’aurais pas dû.

— Vous avez failli me tuer en voiture, vous vous êtes foutue de moi et vous m’avez suivi ?

— Je réalise à quel point c’est nul, mais c’était plus fort que moi.

Thomas éclata de rire.

— J’ai pleuré en l’attendant ?

— Oui.

— Je ne m’en suis même pas rendu compte.

— Elle est très belle. Elle fréquente quelqu’un d’autre, c’est ça ?

— Il s’appelle Romain. Ça m’a rendu fou quand je me suis aperçu qu’il sortait avec elle, mais je crois que c’est un type bien.

— Vous êtes beau joueur. Comment s’appelle-t-elle ?

— Emma. Pour elle, je suis prêt à tout. Peu importe si je dois me sacrifier. Elle n’a pas à payer pour mes erreurs… C’est ma fille.

Impossible de dire si une autre latte du vieux banc avait cédé ou si Pauline avait perdu l’équilibre, mais elle en tomba dans l’herbe.

20

— Monsieur Ferreira, puis-je vous parler en particulier ?

L’homme à la canne rajusta ses lunettes et se cambra.

— Je ne sais pas ce que l’on vous a raconté, docteur, mais c’est faux. C’est de la pure calomnie. Je n’ai volé aucun sablé au citron et ce n’est pas moi qui ai joué avec la perruque de Chantal l’autre nuit.

— Tout ça n’a rien à voir avec les sujets que je souhaite aborder. Voulez-vous me suivre dans mon bureau ?

Visiblement soulagé, Jean-Michel accompagna Thomas en avalant deux petits bonbons, comme s’il s’offrait une récompense. Le docteur ferma la porte derrière eux et invita le vieux monsieur à prendre place dans le fauteuil.

— Monsieur Ferreira, je vais être direct. Malgré les petits lapins sur les murs et les jouets qui encombrent les réserves, vous n’êtes plus un enfant, n’est-ce pas ?

Jean-Michel haussa les sourcils.

— Je n’ai pas à me mêler de votre vie, continua le médecin, mais je souhaite vous garder en forme le plus longtemps possible. C’est pourquoi je vais me permettre un conseil.

— Je vous écoute, docteur.

— Si j’étais vous, je réduirais très sérieusement ma consommation de confiseries. À vous seul, vous devez en ingurgiter plus que tous les pensionnaires de ce lieu à l’époque où il était à la fois une crèche et une garderie. Ce n’est bon ni pour votre tension, ni pour votre glycémie. En mangeant autant de bonbons, vous vous mettez en danger.

— Vous avez vu mes analyses ? Elles sont mauvaises, c’est ça ?

— Les dernières effectuées n’étaient pas trop alarmantes. Vous pouvez remercier votre métabolisme. Avec ce que vous avalez, n’importe qui aurait des résultats bien plus préoccupants. Mais ne forcez pas votre chance. C’est un conseil d’ami. M’avez-vous compris ?

— Tout à fait, docteur, je vais faire un effort.

— Très bien. Et maintenant, sur un autre plan, j’ai vu que vous comptiez partir trois jours la semaine prochaine ?

— Pour aller rendre visite à ma femme. Elle est hospitalisée dans le Nord. Mon fils devait m’emmener mais il n’est plus disponible. Je ne sais pas s’il a un mariage ou un divorce… C’est peut-être sa femme qui se marie ou lui qui divorce, je n’y comprends rien. Alors comme un grand, je vais y aller par le train. Pauline m’a pris les billets.

— Pour quelle pathologie votre femme est-elle hospitalisée ?

— Un diabète chronique avec de grosses complications. Ils lui ont déjà amputé la moitié d’une jambe.

— Elle sera heureuse de vous voir. Je vous conseille d’autant plus de veiller sur votre santé pour rester capable de vous rendre à son chevet le plus souvent possible. Je suis certain que vous ne souhaitez pas entendre la phrase qui vous annoncera que vous ne pouvez plus y aller. N’est-ce pas ?

— Pour sûr.

— Je compte donc sur vous.

— Mes prochaines analyses sont programmées pour bientôt ?

— Dans quelques semaines, le temps d’assainir votre alimentation et d’en mesurer les effets bénéfiques.

21

À force d’attendre dissimulé derrière, Thomas connaissait désormais chaque détail de l’écorce des grands marronniers devant l’école. Il appréciait particulièrement celui sur lequel était gravé un chien — à moins que ce ne soit un chat — à hauteur d’enfant. L’art primitif émeut toujours l’homme rustre.

Presque chaque soir, il se postait là pour apercevoir sa fille. Ensuite, il la suivait. Il ne le faisait plus comme un voyeur mais comme un garde du corps. Thomas avait affiné sa technique de filature et se montrait maintenant beaucoup plus professionnel. Il avait même appris quelques ficelles du métier sur Internet. Il savait se fondre dans la foule, anticiper les déplacements d’Emma, et il parvenait à s’approcher de plus en plus près de sa protégée. Quelques jours auparavant, il avait réussi à respirer son parfum. Le lendemain, il avait passé près d’une heure dans une parfumerie pour en retrouver le nom et s’en était offert un flacon. Elle était ainsi un peu avec lui dans son logement de fonction, mais il ne s’autorisait à le humer qu’une seule fois par jour pour ne pas banaliser l’effet.

Chaque fois qu’il partait en expédition, il prenait garde à varier ses tenues. Il était passé maître dans l’art de se transformer, parfois même au cours d’une même soirée, à l’aide d’une casquette, d’une écharpe ou d’un manteau porté retourné. Une seule fois, son goût du déguisement lui avait joué un vilain tour, lorsqu’en se précipitant pour sortir d’un restaurant, ses lunettes de soleil qui lui faisaient une tête de mouche l’avaient empêché de voir l’immense baie vitrée. Le choc avait été terrible et la chute spectaculaire. Un insecte éclaté sur une fenêtre, mais en beaucoup plus bruyant. Heureusement pour Thomas, Emma était déjà trop loin pour se rendre compte de sa mésaventure ridicule. Il saignait quand même tellement du front que Pauline avait d’abord cru qu’un point de suture serait nécessaire. Mais le docteur s’en était sorti avec un joli pansement façon momie qui avait ému Hélène, Chantal et Françoise, et fait rire Francis et Jean-Michel.

Depuis qu’elle était dans le secret, l’infirmière demandait régulièrement des nouvelles d’Emma, mais Thomas se montrait peu disert. Il acceptait par contre de plus en plus souvent, pour gagner du temps, que Pauline le dépose en ville. Les deux collègues s’étaient bien habitués à ces moments hors du quotidien où, en attendant aux feux, ils se confiaient du bout des lèvres un peu de leurs vies respectives.

Ce soir-là, ils avaient parlé de leurs frères et sœurs. Pauline avait un frère aîné, Antoine, installé en Argentine, à son grand regret. Elle s’était toujours bien entendue avec lui et ne pas le voir lui pesait. Thomas avait parlé de sa sœur, qui n’habitait pas si loin mais avait coupé les ponts. À son grand regret aussi.

— Vous devriez lui écrire, lui annoncer que vous êtes rentré. Peut-être même devriez-vous lui parler de sa nièce.

— Vous rigolez ? s’étrangla Thomas. Elle me prend déjà pour un fils indigne et un grand frère minable, vous pensez sérieusement que pour arranger les choses, je dois en plus lui écrire que je suis aussi un père qui n’a rien assumé ?