— Drôle de façon de voir les choses…
L’infirmière déposa Thomas près de l’école.
— Merci beaucoup, Pauline. Embrassez Théo et dites-lui que samedi, je veux ma revanche à chasse-lapin.
— Bonne soirée, bonne chance. Et franchement, j’adore votre pull violet pétard. Si l’homme rustre avait porté ça voilà deux millions d’années, il y aurait eu une boîte gay dans chaque grotte.
Elle éclata de rire. Thomas s’offusqua en vérifiant illico son vêtement.
— Pourquoi dites-vous une chose pareille ?
Pauline avait redémarré joyeusement avant même qu’il ait terminé sa phrase. Il la regarda s’éloigner.
— Qu’est-ce qu’il a, ce pull ? se surprit-il à demander à haute voix.
Puis il sourit et ferma son manteau pour que personne ne puisse le voir.
Le temps était plus frais. Thomas remonta son col et, fidèle à ses méthodes d’espion aux aguets, patienta. Bien que voyant souvent Emma, il ne s’habituait pas. Chaque fois qu’elle apparaissait par la porte cochère, son cœur de père faisait un bond et plus rien d’autre ne comptait. Ce soir-là ne fit pas exception à la règle, avec une petite surprise à la clé.
Lorsque le docteur aperçut enfin sa fille, il découvrit que comme lui, elle portait un pull violet — mais d’une nuance beaucoup moins éclatante. À l’évidence, le sien n’avait pas été acheté d’occasion pour se déguiser. Il était à col roulé et lui allait très bien. Ce petit hasard vestimentaire procura à Thomas un plaisir démesuré, tel qu’en éprouvent ceux qui sont prêts à se réjouir de n’importe quel signe établissant un rapprochement, même infime, avec ceux qu’ils aiment.
Du sac d’Emma dépassait un rouleau d’affichettes. Entourée de ses amies qui commentaient joyeusement ce qu’elle faisait, elle en colla un exemplaire sur le panneau de l’école. Thomas était bien trop loin pour pouvoir lire. Avec des ruses de Sioux, il réussit à s’approcher et à déchiffrer. Il était question d’une brocante prévue deux semaines plus tard dans un village voisin. Pourquoi Emma en faisait-elle la promotion ?
La jeune femme ne s’attarda pas et, au grand désarroi de Thomas, se dirigea vers la gare routière. Le docteur savait ce que cela signifiait : Emma allait rentrer directement chez sa mère, sans voir Romain. Cela se produisait chaque fois qu’elle prenait le bus 75. Thomas avait eu l’occasion de la suivre à plusieurs reprises en taxi. Ce départ rapide impliquait qu’il n’aurait que peu de temps pour l’observer. Il la suivit, profitant de chaque seconde. Il la vit apposer une affichette sur la vitre de son arrêt. Comme à chaque fois dans ce cas, il attendit qu’elle monte et lui murmura : « Bonne soirée ma grande. À demain. Je t’embrasse. » Il resta jusqu’à ce que le véhicule disparaisse au rond-point. Parfois, dans le virage, il avait la chance d’apercevoir la silhouette de sa fille au milieu des autres passagers. Quelques précieuses secondes arrachées à l’absence. Mais cela n’arrivait pas souvent et ne se produisit pas ce soir-là.
Thomas se retrouva seul, parmi ceux qui avaient quelque chose à faire ou quelqu’un à retrouver. Celle à qui il tenait n’était plus là et cela se lisait sur son visage. Il n’était pas uniquement triste, il était aussi inquiet. Il ne pouvait plus veiller sur elle.
Sur son trajet de retour vers le foyer, le docteur demanda à tous les dieux de toutes les religions qu’il connaissait de protéger sa fille. Il remit sa vie entre leurs mains, égrenant chacune des divinités découvertes au cours de ses voyages comme un chapelet de bienveillance. Thomas ignorait si ce qu’il faisait revenait à prier, mais il ne l’avait jamais fait pour personne.
En marchant dans les rues de plus en plus désertes, s’éloignant de l’agitation de la ville, il se remémora ce qu’il partageait avec sa fille sans qu’elle s’en doute. Finalement, Emma était arrivée à un âge où les parents n’observent plus leurs enfants aussi souvent. Quand ils sont jeunes, on a toujours un œil sur eux mais passé l’adolescence, ils sont souvent hors de portée. S’il n’avait pas eu le bonheur de voir Emma grandir, Thomas avait au moins la chance de la voir vivre aujourd’hui.
22
Lorsque Thomas était revenu à la maison de retraite, tout était calme. Seul Francis regardait encore les programmes de fin de soirée. Le docteur était monté chez lui sans perdre de temps. Il lui restait quelque chose d’important à accomplir au sujet de sa fille.
Avec le soin d’un chirurgien qui s’apprête à opérer, il s’était lavé et séché les mains, puis avait sorti le cahier sur lequel il consignait toutes ses notes au sujet d’Emma. Il s’était installé à la table de son salon, repoussant le plateau-repas froid abandonné avant de partir. De la trousse grise qui avait appartenu à Céline, il avait sorti son stylo et s’était mis au travail.
Comme un enquêteur, comme un naturaliste se consacrant à une espèce inconnue tout juste découverte, il écrivait avec précision ce que ses observations du jour lui avaient appris. Uniquement des données et des faits. Parfois il avait beaucoup à transcrire, parfois presque rien. Cela se passe toujours ainsi avec les spécimens sauvages qui s’ébattent dans leur milieu naturel sans que l’on puisse les approcher. Le docteur avait commencé ce cahier la nuit où il avait récupéré le sac de sa fille. Depuis, il avait déjà noirci trente pages d’informations qui dessinaient une personnalité, mais aussi le regard de celui qui l’étudiait.
Emma a un vrai faible pour les glaces à l’ananas. Emma boit du thé sans lait mais attend qu’il refroidisse avant d’y tremper les lèvres. Emma — contrairement à son amie Zora — ne se trémousse pas lorsqu’elle écoute de la musique avec un casque. Emma enlace Romain avec d’autant plus de passion qu’elle ne l’a pas vu depuis au moins deux journées. Emma préfère la viande saignante mais n’en mange pas souvent. Emma ne croise jamais les jambes lorsqu’elle est assise. Emma a bien récupéré son sac à main, que Thomas, déguisé n’importe comment, a déposé dans le jardin de Céline. Elle a même repris son portable puisque Thomas l’a appelée d’un café pour vérifier qu’elle n’avait pas changé de numéro. Quand il a entendu sa fille décrocher, il a eu la tentation de lui parler parce qu’il ne risquait pas d’être identifié. Mais aucun son n’était sorti. Elle avait raccroché. Emma arrive à coiffer ses cheveux en chignon d’une seule main ; un simple crayon glissé dedans lui permet de le maintenir. Emma rit facilement, et pas uniquement pour des choses très fines. Emma fréquente Romain depuis plus d’un an. Elle est plus jeune que lui. Ils se sont rencontrés à la fête des vingt ans d’une amie commune. Emma déteste les gens en retard. Emma a un grand frère qui s’appelle Valentin, né du mariage précédent de son père. Elle lui envoie environ deux SMS par semaine alors qu’elle en envoie plus d’une dizaine par jour à ses amies et parfois le double à Romain. Emma n’a pas peur des chiens. Emma rêve de voyager en Amérique du Sud, avec une envie particulière d’aller visiter le Brésil. Emma aurait voulu avoir les cheveux moins frisés, comme son amie Noémie. Emma aime porter un foulard. Elle joue toujours avec. Emma n’aime pas les films qui finissent mal, sauf s’ils sont magnifiques, mais « ce genre de sombre chef-d’œuvre n’existe quasiment pas » selon elle. Emma pleure facilement quand quelque chose l’émeut. Emma parle de ses parents avec gentillesse, ce qui ne l’empêche pas de se moquer du soin avec lequel son père bichonne sa voiture. Emma voudrait des enfants, entre deux et cinq suivant les personnes avec qui elle en discute. Elle n’en a jamais parlé avec Romain.