— Si j’étais cruel, j’aurais imité le grognement d’un chien… Tu verrais ta tête ! Tu es plus pâle que la lune !
Le visage de Kishan s’illumina d’un sourire.
— Tu m’as fichu une de ces trouilles ! souffla Thomas.
— Ça t’apprendra à oublier le bâton.
Thomas s’avança pour accueillir son complice.
— Te voilà enfin rentré.
— J’arrive à l’instant. Rajat m’a dit qu’il t’avait vu monter.
— Tu étais censé revenir hier. J’étais inquiet. Ton père m’a expliqué que tu avais dû pousser jusqu’à Srinagar.
— Oui. Pour une affaire importante.
Thomas n’insista pas mais fut surpris que son comparse ne lui en donne pas le motif. Ils n’avaient pas pour habitude de se cacher des choses.
— J’en ai profité pour rendre visite au dispensaire de la Croix-Rouge, annonça Kishan, et j’ai rapporté de quoi recharger la pharmacie.
— Il n’y avait pas urgence mais je te remercie.
Les deux hommes s’assirent côte à côte, face à la vallée. Quelque part en contrebas, une femme se mit à chanter doucement. Thomas soupira, sincèrement heureux de ne plus être seul perdu dans ses pensées.
— Ce matin, j’ai rendu visite au vieux Paranjay, fit-il au bout d’un moment.
— Dans quel état est-il ?
— Correct, mais il serait plus prudent qu’il habite moins loin du village. Il a eu de la chance cette fois. Malgré tout, si nous ne voulons pas retrouver son corps sans vie un beau matin, nous devons garder un œil sur lui.
— Mon père lui parlera. On lui trouvera une place.
Ils restèrent un moment silencieux.
— Tu montes de plus en plus souvent ici, n’est-ce pas ? fit soudain Kishan.
— Ça me fait du bien.
— Tu penses à cette femme, là-bas, dans ton pays ?
Thomas baissa les yeux.
— Ce n’est pas tant à elle que je pense qu’à ce qui est sans doute arrivé après que je l’ai quittée.
Bien que n’ayant jamais peur de poser les questions les plus directes, Kishan hésita avant de demander :
— Sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui, mon ami ?
— Non.
— Nous célébrons Raksha Bandhan, la fête des fraternités.
— Vous ne la fêtiez pas les autres années…
— Ce soir, c’est différent. Pour les frères et les sœurs, pour ceux qui ne sont pas forcément de la même famille mais qui entretiennent des liens forts, cette fête est l’occasion de dire à quel point ils comptent.
Thomas regarda son ami avec circonspection. Même dans la pénombre, il capta son regard.
— Si c’est encore un de tes vilains plans pour me faire boire un de vos élixirs à tuer un yack…
— Non, Thomas. J’ai trois petites sœurs et un cadet. Mais ce soir, je tiens à te dire que je te considère comme mon grand frère.
À l’intonation de la voix, le docteur comprit que son ami ne plaisantait pas.
— Merci, Kishan. Cela me touche énormément. Tu sais à quel point je tiens à toi aussi.
Chacun éprouva l’envie de prendre l’autre dans ses bras, mais la pudeur les en empêcha.
— Pour Raksha Bandhan, poursuivit Kishan, la coutume veut que l’on échange des bracelets tressés et parfois des cadeaux… Bien sûr, c’est surtout symbolique. Mais j’ai un présent pour toi, Thomas. Je crois qu’il va être important même s’il ne te simplifiera pas la vie…
— Si c’est un chiot, je refuse !
Ils éclatèrent de rire.
— Et moi, que puis-je te donner ? reprit Thomas. Je sais ! Je vais t’offrir mon couteau multifonction, tu l’as toujours adoré. Mais il faudra que tu me donnes une pièce en échange. C’est une coutume de mon pays. On dit qu’offrir un couteau sans recevoir de pièce peut couper l’amitié.
Pour une fois, Kishan n’adopta pas le ton léger vers lequel son ami essayait de l’entraîner. Il était concentré.
— Ton couteau est un très beau cadeau mais s’il te plaît, laisse-moi finir…
Il marqua une pause avant de reprendre :
— Depuis toutes ces années que tu vis au village avec nous, tu m’as appris beaucoup. Tu sais des milliers de choses dont je n’ai même pas idée. Mais ce soir, j’en sais une de plus que toi, une que tu ignores et qui va changer ta vie.
— Tu m’inquiètes…
— Je te connais, mon frère, et je te promets que ça me fait drôle de savoir que ton existence va basculer ce soir. Je suis heureux d’en être le témoin même si ce qui va suivre me fera de la peine.
— De quoi parles-tu ? Tu me fais peur.
— Ma fierté est plus forte que mon inquiétude car en t’offrant ce que j’ai pour toi, j’aide le destin à te montrer la voie. Et je sais que le chemin qui se dessine maintenant est le seul qui soit le bon.
Kishan tira une enveloppe de sa veste et se leva pour la présenter à deux mains, comme une offrande.
— Voici pour toi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre.
Kishan sortit sa lampe de poche et éclaira le pli. En voyant le faisceau vibrer, Thomas comprit que les mains de son ami tremblaient. Il décacheta l’enveloppe et en tira trois feuilles. Dans le halo de lumière, Thomas découvrit la photo d’une jeune fille. « Emma ». Sous le prénom, une adresse en France. Sur toutes les pages, imprimées, des photos de tailles diverses. Emma, plus jeune, sur un poney. Emma s’amusant lors d’une fête d’anniversaire. Emma déguisée en pirate. Emma toute petite, devant un château de sable aussi grand qu’elle. Emma debout sur une chaise, faisant la cuisine. Emma jeune fille, habillée d’une robe longue au milieu d’autres copains lors d’une soirée. Emma au ski, souriant entre deux garçons qui l’embrassaient…
Kishan commenta :
— Elle a tes yeux et ses cheveux sont de la même couleur que les tiens. Regarde-la sur le petit cheval, elle se dresse exactement comme toi. Et ses fossettes, tu les reconnais ? Elle est née sept mois après que tu as quitté ton amie. Il n’y a aucun doute. Tu avais vu juste. C’est ta fille.
Thomas ne répondit pas. Une lame de fond déferla en lui, submergeant à la fois son cerveau et son cœur. Il avait souvent pleuré pour les enfants des autres, mais c’était la première fois qu’il le faisait pour le sien. D’une voix brisée, il lâcha :
— C’est pour ça que tu es allé jusqu’à Srinagar ?
— Je voulais trouver la réponse à la question qui te torture depuis que tu as croisé cet ami d’enfance. J’ai vu à quel point tu as réagi lorsqu’il t’a parlé de ton ancienne compagne et de son enfant.
— Comment as-tu fait ?
— Le fils d’un cousin de mon père est militaire. Il a accès à un vrai poste Internet. Il a pu faire des recherches et m’imprimer le résultat.
Thomas n’arrivait pas à détacher son regard des photos. « Emma ». En quelques images aux couleurs approximatives se dessinaient les années d’une petite fille devenue une jeune femme. Sur l’un des clichés, en arrière-plan, Thomas reconnut Céline, la mère de l’enfant. Sa gorge se serra. Il n’avait rien éprouvé de sérieux pour aucune femme depuis. Pourquoi ne lui avait-elle rien annoncé ? Le pire serait qu’elle ait essayé sans y parvenir… Il avait si souvent changé d’affectation. Pour Thomas, imaginer tout ce que cette petite et sa mère avaient vécu entre chacune de ces images était impossible ; le seul fait d’essayer donnait le vertige. Aujourd’hui, à peu de chose près, Emma avait l’âge de Thomas lorsqu’il était parti. La jeune fille était souriante et sa mère aussi, mais quelles épreuves avaient-elles affrontées pour avancer sans l’homme qui aurait dû être là ? Thomas s’essuya les yeux. Ses mains tremblaient bien plus que celles de Kishan. L’Indien s’efforça de sourire.