Thomas posa son oreille sur la poitrine de l’électrocuté.
— Il respire. Monsieur Ferreira, est-ce que vous m’entendez ?
Le docteur lui prit la main.
— Si vous me comprenez, si vous me sentez, serrez ma paume.
Le docteur vit les doigts se replier lentement. Le vieil homme ouvrit un œil et demanda :
— Les chevaux sont toujours là ?
— À quelques mètres.
— Pouvez-vous m’aider à me redresser ? Je voudrais les regarder.
Francis prêta main-forte au docteur pour asseoir Jean-Michel face à l’enclos.
— Ils sont beaux, pas vrai ?
— Magnifiques, approuva Thomas. Vous nous avez fait peur.
— Je me sens bizarre, mais je crois que tout va bien. J’ai pris une sacrée décharge.
Un sourire presque enfantin se dessina sur son visage pendant qu’il fixait les chevaux.
— Docteur ?
— Oui ?
— Est-ce que vous pouvez au moins me le prêter, le petit château ?
28
— Tu as capturé tous mes renards et je n’ai pris aucun lapin. Tu m’as encore battu. Tu es trop fort.
Théo regarda le médecin bien en face avec une moue sans équivoque.
— Soit tu me laisses gagner, constata-t-il, soit t’es vraiment pas doué…
La voix de Pauline s’éleva de la cuisine :
— Chéri, s’il te plaît, parle correctement au docteur. C’est la première fois que maman a un gentil chef de service et elle ne voudrait pas se faire virer.
Le petit sauta de sa chaise, courut jusqu’à sa mère et lui tira la manche pour lui glisser à l’oreille :
— C’est pas parce qu’il est gentil qu’il n’est pas bête.
— Bravo mon grand. Tu viens de découvrir un des secrets de l’humanité. Mais n’en parle à personne, le monde n’est pas prêt à savoir.
Un violent raclement résonna jusque dans les structures du bâtiment.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pauline.
— Je parie que c’est encore un coup de Jean-Michel… On ne le tient plus, celui-là !
L’électrocution avait eu des effets secondaires surprenants sur M. Ferreira. Après l’avoir cru mort, l’ensemble du foyer avait assisté à une résurrection qui dépassait l’entendement. Le personnage de Frankenstein était certainement né suite à une histoire de ce genre — un type à moitié crevé qui prend la foudre et s’en sort plus vivant que jamais, multipliant les dégâts et les comportements ingérables. Depuis l’incident de l’enclos aux chevaux, Jean-Michel ne tenait plus en place. Il marchait sans canne, riait comme un dément, sortait se promener dans le verger et allait même jusqu’à provoquer Francis physiquement. Il ne lui manquait que les boulons de chaque côté du cou pour que la ressemblance avec son terrifiant modèle soit complète.
Le docteur frappa à sa porte.
— Monsieur Ferreira, tout va bien ? Puis-je entrer ?
— Venez donc, vous allez m’aider.
Le docteur découvrit la chambre sens dessus dessous. Tous les meubles avaient été déplacés. Au milieu de ce capharnaüm, Jean-Michel, sans ses lunettes et la chemise débraillée, avait entrepris de traîner sa grande armoire sans même l’avoir complètement vidée.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— J’en ai marre, j’étouffe. Il me faut du changement. Pouvez-vous m’aider à déplacer le bahut ici ?
— Et votre lit ?
— Je le ramènerai au fond. Ainsi je pourrai voir le jardin et la télé sans me lever.
— Comme vous voulez.
Au moment où Thomas et Jean-Michel s’apprêtaient à pousser comme des forçats, Pauline apparut sur le seuil.
— Théo, viens voir ! s’exclama-t-elle. On dirait ta chambre. Le même foutoir — et pour mon malheur, je crois d’ailleurs que c’est la même pauvre créature qui va être condamnée à ranger…
Les deux hommes y allèrent de bon cœur, mais le meuble bougea peu.
— On ne vous a pas appris que vide, c’était plus léger ? ironisa Pauline.
— Le tout est de savoir quelle dépense d’énergie est la plus rentable, rétorqua Jean-Michel. Pousser comme une mule une armoire pleine ou s’échiner à tout vider comme un pleutre…
L’infirmière ironisa :
— Comme si déplacer du mobilier était une question de courage, voire d’honneur ! Le lumbago que vous allez vous choper vous donnera la réponse.
Pauline et même Théo apportèrent leur concours. En peu de temps, le nouvel agencement fut achevé.
— Merci, mademoiselle, merci, docteur, et merci à toi, mon grand.
— Essayez quand même de ne pas déménager tous les jours…, supplia Pauline.
— Maman, fit remarquer Théo, pourquoi le monsieur ne mettrait pas son lit dans l’autre sens, ce serait moins serré ?
L’idée sembla aussitôt séduire M. Ferreira.
— Il a raison, le petit. Maintenant, ça me semble évident…
Le docteur s’adossa au mur en soufflant et Pauline chassa son propre enfant.
— Toi, tu files terminer tes exercices immédiatement parce que sinon, ça va barder !
— Mais c’est toi qui m’as dit de venir voir !
29
En fin de soirée, Thomas effectua une dernière ronde pour s’assurer que tout était en ordre. Les portes du foyer étaient verrouillées, les résidents dans leurs chambres, les lumières, la cafetière et l’ordinateur éteints. Il espérait vraiment que personne n’aurait besoin de lui parce qu’il souhaitait pouvoir se consacrer entièrement à ce qu’il attendait avec impatience. Il monta chez lui, avec l’intention non pas de déménager comme M. Ferreira, mais d’emménager.
Il avait entièrement vidé et nettoyé la plus grande des chambres de son logement pour y installer toutes les affaires d’Emma. Vu le volume de souvenirs rachetés, il y avait désormais dans cet appartement plus d’affaires à elle qu’à lui. L’idée lui plaisait. Étant donné le rythme soutenu avec lequel les résidents lui avaient livré leur butin derrière l’église, il n’avait pas vraiment eu le temps d’en faire l’inventaire. C’est donc comme un enfant au matin de Noël que Thomas déballait les cartons et les caisses.
Il ouvrit le premier emballage. Avec le soin qu’il aurait mis à manipuler des reliques sacrées, il en sortit les objets les uns après les autres. Il tâta une peluche en forme de lapin. Pas question de l’attraper par les oreilles : il glissa une main dessous, comme s’il était vivant. Il le caressa. Il prit ensuite un petit camion de pompiers à rétrofriction, qu’il remonta et fit rouler. L’engin traversa la pièce et alla cogner contre le mur. Thomas n’aimait pas que ce véhicule puisse se retrouver bloqué devant un obstacle. Il se leva et le gara face à lui, avec un horizon dégagé.
Un à un, Thomas extirpa ses trésors et les étudia soigneusement. Pour chacun, il tentait d’imaginer tout ce qu’Emma avait pu vivre avec. Le sol de la pièce se retrouva peu à peu envahi d’un bric-à-brac hétéroclite et multicolore. Thomas installa le petit bureau au fond, comme l’autel de son sanctuaire. Dessus trônait le petit château, tellement usé qu’il n’avait aucun doute sur le temps qu’Emma avait dû consacrer à jouer avec.
Thomas passa ensuite en revue les DVD. Il y découvrit quelques classiques avec lesquels lui aussi avait grandi, mais surtout des films plus récents dont il n’avait jamais entendu parler. Il était décidé à les regarder, tous, pour voir ce que sa fille avait vu et approcher son imaginaire.
Lorsqu’il s’intéressa aux livres, Thomas remarqua tout de suite le petit volume aux couleurs vives sur les animaux de la ferme. Les coins étaient râpés, la couverture patinée. Les surfaces à base de peluche ou de matières variées censées éveiller l’enfant se trouvaient dans un tel état que Thomas sut qu’il tenait l’un des ouvrages favoris de l’enfance d’Emma. Il imaginait ses petits doigts s’amusant sur les formes et les textures. Céline lui avait sans doute lu les textes. Il imaginait sa voix récitant les aventures du petit poussin curieux face à ce monde inconnu. Thomas apprécia particulièrement le passage où le chien prenait délicatement le pioupiou dans sa gueule pour le poser au sommet de la brouette afin qu’il puisse admirer la basse-cour de plus haut. Le docteur enchaîna avec un livre sur l’odyssée d’un terrible pirate. Perdant toute notion du temps, Thomas passa des heures plongé dans les histoires qui avaient dû amuser, faire rêver ou émouvoir Emma au fil des âges. À travers ces univers, il se rapprochait d’elle.