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— Et maintenant, mon frère, quelle est la phrase que tu ne veux surtout pas entendre ?

— Non Kishan, s’il te plaît, ne joue pas à ça… Pas maintenant. C’est moi qui pose cette question d’habitude.

— Ce soir, c’est mon tour. Et je vais te dire ce que tu ne veux surtout pas entendre : tu n’as plus rien à faire ici. Tu nous as apporté beaucoup. Tu fais partie des nôtres. Dans la vallée, chacun honore le jour où tu as décidé de rester. Sans toi, ma petite sœur ne serait plus de ce monde et ma femme aurait sans doute perdu la vie voilà deux hivers. Nous te devons tous quelque chose. Tu as donné sans compter. Te voir partir est un déchirement, mais tu dois maintenant retourner dans ton pays. Depuis que tu soupçonnes l’existence de ta fille, tu n’es plus le même. Je le vois bien. Alors va la voir. Ton temps parmi nous s’achève. Rester plus longtemps ne pourrait que te détruire.

Les larmes de Thomas se remirent à couler sans même qu’il s’en rende compte. Les sentiments prisonniers s’évadent comme ils peuvent.

— Sèche tes pleurs, mon ami. Ils vont attirer les chiens sauvages qui te dévoreront.

— Tu peux te moquer de moi, mais tu as toi aussi oublié ton gourdin.

— J’avais d’autres choses en tête en montant…

Tout à coup, Kishan se leva d’un bond, le doigt tendu.

— Là, derrière toi ! J’en vois un gros qui montre les dents !

Thomas se jeta dans la pente, puis, entendant son complice éclater de rire, comprit qu’il s’agissait d’une blague comme ils avaient l’habitude de s’en faire.

— En quelques minutes, tu me révèles l’existence d’Emma et tu me fais croire que les chiens attaquent. Tu veux vérifier que j’ai le cœur solide ?

— Je connais parfaitement ton cœur, et faire une crise cardiaque ne serait pas malin parce que tu es le seul docteur à quarante kilomètres à la ronde !

Kishan tendit la main à Thomas pour l’aider à remonter sur le chemin.

— Viens. Mon père nous attend en bas.

Impossible de dire qui eut l’élan le premier mais cette fois, ils osèrent s’étreindre.

2

Thomas vécut les jours suivants comme un rêve éveillé. Les lieux et les gens n’avaient pas changé, lui si. Tout semblait désormais irréel. Déstabilisé par la découverte de l’existence de sa fille, il ne pouvait rien faire d’autre que se laisser porter par les flots qui le chahutaient. Il se sentait comme un cuirassé dont les moteurs seraient tombés en panne au milieu d’un océan déchaîné. Pendant des années, il avait pris sur lui, caché ses doutes pour se montrer rassurant, donné le change face au pire, mais l’irruption d’Emma avait brisé l’armure qu’il s’était forgée. La salle des machines avait pris l’eau et plus personne ne maîtrisait la barre. Sans aucun contrôle, débordé, Thomas était désormais traversé d’émotions sans le moindre filtre, entièrement perméable à ce que lui envoyaient les gens dont il avait partagé la vie.

Deux jours avant son départ, tous les habitants de la vallée et même certains venus de plus loin se réunirent dans le hangar bricolé qui servait de salle d’assemblée. Thomas fut accueilli par des chants, des applaudissements et même des cris. En son honneur, chacun avait revêtu ses plus beaux habits. Niyati portait son sari de cérémonie. Le père de Kishan, Darsheel, chef du village, instituteur et possesseur de la seule machine à écrire de la vallée, fit un rapide discours dont Thomas ne comprit que les grandes lignes. Puis, devant les habitants réunis, le patriarche demanda à son fils de traduire dans la langue des villageois les mots qu’il allait adresser en français à Thomas — il tirait une certaine fierté de parler cette langue.

Darsheel remercia le médecin pour son aide, rappela tout ce qu’ils avaient affronté et tout ce qu’ils avaient bâti ensemble.

— Tu as apporté beaucoup de chance chez nous. Avec toi, j’ai aussi pu retrouver le plaisir de parler ta langue et l’enseigner aux miens. Je garde précieusement les livres que tu me confies. Notre école portera désormais ton nom, mais nous n’oublierons jamais que si la fenêtre est en biais, c’est parce que tu l’as scellée de travers !

Devant toute l’assemblée, le chef du village raconta certaines anecdotes que Thomas avait le plus souvent oubliées. Une tranche de vie résumée par quelques joyeuses péripéties, parce que personne n’ignorait tout ce que Thomas avait fait de plus sérieux.

— Lorsque tu es arrivé parmi nous, tu n’étais qu’un grand enfant. Je t’ai vu apprendre, je t’ai vu comprendre. C’est en homme que tu repars aujourd’hui.

Alors que Darsheel lui faisait son émouvante déclaration, Thomas s’étonna que l’assemblée continue à rire à gorge déployée.

— En fait, avoua Kishan, je ne leur traduis pas les propos de mon père. Trop personnel. Je préfère leur rappeler tous les trucs délirants que tu as pu faire chez nous ! Beaucoup ignoraient que tu t’es pris une balle à la frontière, et que la maison que tu as construite t’est tombée dessus. Par contre, pour les chiens, tout le monde est au courant…

Darsheel acheva son hommage en saisissant Thomas par les épaules pour le serrer contre lui.

— Tu vas nous manquer. Quelle que soit ta route, j’espère qu’un jour, elle te ramènera à nouveau jusqu’à nous. Que la sagesse de Ganesh éclaire tes choix.

Il y avait quelque chose de surréaliste à voir tout le village plié de rire alors qu’au milieu de la foule, le chef et le docteur avaient les larmes aux yeux. Thomas avait toujours été impressionné par la faculté de ce grand peuple à considérer le destin comme une chance ou comme une leçon. Personne ne lui en voulait de partir. C’était le mieux à faire et tous semblaient l’accepter bien plus naturellement que lui.

— Ils n’ont pas l’air si tristes que je m’en aille…

— On leur a dit que tu rentrais en France pour retrouver ta famille. Ils sont heureux pour toi !

Les enfants lui apportèrent des cadeaux qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes.

Le dernier jour, la plupart des gens furent surpris de constater que Thomas était encore au village. Beaucoup lui parlèrent, souvent plus qu’ils ne l’avaient jamais fait. Même s’il ne comprenait pas tout, Thomas n’oublierait jamais leurs regards, puissants et bienveillants. Chacun semblait avoir beaucoup de choses à lui confier. Parce que l’imminence de la séparation libère les sentiments. Parce que les humains attendent toujours l’ultime limite pour oser avouer.

Au matin du départ, il n’y eut ni cérémonie ni effusions. Tout le monde était parti travailler comme d’habitude. Seule Shefali s’était arrangée pour traîner au village afin de dire adieu à Thomas. Le docteur savait qu’elle avait toujours eu un faible pour lui. Il espérait qu’après son départ, elle se marierait enfin.

Dans le vieux 4 × 4 qui roulait vers l’aéroport de Srinagar, Darsheel, Kishan et Thomas ne prononcèrent pas une parole. Avant de rejoindre le réseau de routes bitumées, l’engin devait parcourir une longue distance sur des pistes défoncées souvent taillées à flanc de montagne. Les bruits en tous genres, roulements et chocs des pierres contre les bas de caisse se chargèrent de meubler le silence. À travers les vitres poussiéreuses du véhicule secoué par les cahots, Thomas regardait les paysages défiler. Il en avait parcouru beaucoup à pied. Jamais il n’avait songé qu’il les quitterait un jour. Il n’avait pas envisagé non plus qu’il pouvait avoir une fille. La vie n’est jamais ce que l’on imagine.