— Qu’est-ce qui les a décidés ?
— On leur a fait croire que les trois quarts des réfugiés étaient intransportables ou hautement contagieux.
Une lueur passa dans le regard de l’infirmière.
70
Pauline et Michael travaillaient à préparer le sol du potager. Chacun était parti d’une extrémité du périmètre et progressait régulièrement, bêchant la terre avec application. Hélène, engoncée dans son manteau et le visage emmitouflé dans son écharpe, avait pris place sur un siège de jardin et leur tenait compagnie en gardant un œil sur les chats qui jouaient aux alentours.
— C’est une chance que la terre soit humide, nota l’infirmière, sinon je n’aurais pas assez de force pour descendre à deux fers de bêche. Et vous, Michael, vous vous en sortez ?
Le jeune homme répondit sans s’arrêter :
— Les travaux au poste de garde m’ont remis en forme. Si vous êtes fatiguée, laissez, madame Pauline, je peux finir.
L’infirmière releva une mèche de ses cheveux avec le dos de sa main.
— S’il vous plaît, laissez tomber le « madame ». Quand vous m’appelez ainsi, j’ai l’impression d’avoir quatre-vingts ans ou d’être la tenancière d’une maison close.
— J’aurai quatre-vingts ans l’année prochaine, releva Hélène. Ma foi, je préférerais avoir votre âge et être patronne de bordel.
— Vos enfants ne sont pas encore venus vous rendre visite ce mois-ci ? questionna Pauline.
— Ils ont des rendez-vous de chantier tous les week-ends. Les travaux se passent bien. Avec un peu de chance, je fêterai mes quatre-vingts ans chez eux.
Pauline s’abstint de tout commentaire et se remit à bêcher.
Au premier coup de feu, Attila détala comme un lapin et les chats disparurent en un éclair, chacun dans une direction différente. Le choc passé, Hélène maugréa :
— Encore un coup de Francis avec sa maudite pétoire… Il fait peur à tout le monde. Vous imaginez, si les chats, le chien et moi avions fait une crise cardiaque en même temps ?
Thomas sortit de la résidence et se dirigea droit vers le verger. Il remonta entre les arbres sans feuilles et trouva Francis à son poste de tir habituel. Mais il n’était pas seul : Romain et Théo étaient à ses côtés. Le petit était surexcité et le grand à peine moins.
— Bonjour, messieurs ! lança le docteur.
Puis il ajouta à l’intention de Romain :
— Je vous ai vu sortir avec Théo et quand j’ai entendu la détonation, j’ai eu peur que vous ne vous retrouviez dans la ligne de mire.
— On a rencontré M. Lanzac qui se préparait. Il m’a proposé d’essayer. J’ai toujours eu envie de faire du tir…
— Moi aussi j’en ai envie ! trépigna Théo.
Francis rassura le docteur :
— Ne vous en faites pas, j’ai l’habitude de former des jeunes et je ne plaisante jamais avec les consignes de sécurité.
Le Colonel reprit les explications destinées au jeune homme.
— Ici, le levier de chargement. Là, le cran de sécurité…
Un fait attira immédiatement l’attention du docteur. M. Lanzac était peut-être un vieil homme, mais l’assurance de ses gestes autour de l’arme ne renvoyait pas cette image. Ses mouvements extrêmement précis et son toucher qui n’avait rien d’hésitant contrastaient avec son allure de papi débonnaire. Ses doigts glissaient d’une partie à l’autre sans le moindre tremblement.
Au terme de son exposé, Francis tendit l’arme à Romain.
— Ne pointe jamais le canon vers autre chose que ta cible ou le sol. Vise la boîte de droite. Celle de gauche sera pour Théo. Vous aurez droit à une cartouche chacun.
Le jeune homme acquiesça puis épaula.
— Place tes pieds de façon à être stable. Celui de l’arrière doit être perpendiculaire à l’autre. Respire calmement. Ce n’est pas un jouet que tu tiens. Ce fusil peut tuer un bonhomme à six cents mètres.
Romain visa avec application.
— La crosse calée entre ta joue et le creux de ton épaule, comme si ta copine te faisait un câlin et que tu la tenais serrée.
Thomas s’étonna de la comparaison.
— Ta mire sur l’objectif. Tu ajustes, tu bloques ta respiration et tu presses la détente.
— OK.
Le jeune homme se concentra, sous le regard des trois autres qui se tenaient en retrait.
À peine le coup parti, la boîte valsa en tintant.
— Bravo, jeune homme ! Pas mal pour un premier tir. Car c’est la première fois, n’est-ce pas ?
— Quand j’étais petit à la fête foraine…
— À blanc, ça ne compte pas. Si tu vois ce que je veux dire…, fit-il avec un clin d’œil appuyé. Bienvenue dans le monde des hommes. Et maintenant, remets-moi ton arme et va ramasser la boîte en souvenir.
Content de lui, Romain se dirigea vers le talus. Thomas eut la nette impression que le jeune homme avait rougi à l’allusion virile de Francis. À son âge, il aurait sans doute réagi pareillement, même s’il était déjà papa sans le savoir.
Avec précaution pour ménager son dos, le Colonel se baissa afin de se placer à la hauteur de Théo.
— Mon grand, je vais te laisser tirer, mais tu dois me promettre de faire exactement ce que je te dis. On s’est bien compris ?
Le gamin hocha la tête sans quitter l’arme des yeux. Il tendit les mains pour la prendre.
— Tu es le plus jeune tireur que j’aie jamais formé, ajouta Francis. Ta mère ne va sûrement pas apprécier que tu manipules un engin pareil, mais il vaut mieux que tu le fasses maintenant avec un pro que plus tard avec des abrutis. Tant pis, elle me privera de biscuits au citron.
Thomas s’approcha.
— Vous êtes certain que c’est sans danger ?
— Pour qui me prenez-vous, doc ? Il ne risque rien d’autre qu’un souvenir qui le marquera à vie.
— Si vous pouviez lui épargner les sous-entendus grivois…
Lorsque le petit posa ses mains sur l’arme, ses yeux s’écarquillèrent.
— Prends-le. Il n’est pas encore chargé.
Théo faillit lâcher le fusil tant il était lourd pour lui.
— Ça pèse, hein ?
L’enfant approuva mais résista pour se montrer à la hauteur.
— Fais comme Romain, épaule.
Le Colonel souleva l’extrémité du canon pour l’aider.
Thomas observait la scène avec un mélange de tendresse et d’intérêt clinique. Un vieux mâle était en train d’enseigner à un jeune. L’un avait envie de transmettre, l’autre d’apprendre. À cet instant, entre eux, existait un lien de confiance et d’écoute remarquable. Un père et un fils ne se seraient pas comportés différemment. Pourtant, le Colonel et Théo n’avaient aucun lien de parenté d’aucune sorte.
Romain revint en brandissant sa boîte de conserve comme un trophée.
— Joli carton, vous ne trouvez pas ?
— Rien à dire, c’est du beau boulot, commenta le Colonel.
Puis l’ancien militaire s’adressa au petit :
— Maintenant que ton collègue a dégagé la zone de manœuvre après avoir tiré son premier coup — clin d’œil au docteur qui soupira —, c’est à nous de jouer ! Tu as bien compris, Théo : tu cales la crosse contre ta joue et tu maintiens. Tu vises, tu retiens ta respiration et tu tires.
L’enfant était déjà en train de viser.
— Je vais charger l’arme pour toi, annonça le Colonel en la maintenant avec dextérité.
L’impatience de Théo était palpable.
— Doucement, jeune homme, tempéra le Colonel. Jamais d’empressement. C’est une arme. C’est dangereux. Sais-tu que le docteur ici présent a reçu une balle dans la cuisse ?
Il fallait une information de ce calibre pour réussir à détourner le regard du gamin de sa cible. L’enfant dévisagea Thomas avec admiration.