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— Qui vivra verra.

— J’ai l’impression que les chats ne viennent plus trop traîner par ici.

— Chat échaudé craint l’eau froide…

— OK, j’ai compris, on joue au jeu des proverbes. À vous de me dire quelque chose.

Thomas prit conscience que ses réponses pouvaient paraître distantes, alors qu’il était très heureux que Pauline soit près de lui.

— C’est gentil de venir, ça me fait plaisir.

— Tant va la cruche au bord de l’eau, qu’à la fin je vais me casser.

— Ça ne veut strictement rien dire.

— Comprenne qui veut, comprenne qui peut. Égalité.

— Avez-vous réussi à leur parler ?

— Qui veut aller loin ménage sa monture.

Pauline bondit de sa place et leva les bras en signe de victoire.

— J’ai gagné ! Trois à deux !

Elle commença à courir autour du banc, en saluant une foule imaginaire et en clamant :

— C’est un magnifique tour de piste que nous offre Miss Choplin, qui a battu le légendaire Sacré Loulou…

— C’est bon, Pauline, j’ai compris le message, revenez vous asseoir.

— Désormais, docteur, vous serez sanctionné pour toute phrase qui fera moins de quatre mots. Il est temps que Monsieur Cro-Magnon apprenne à communiquer.

Il réfléchit un instant et demanda en prenant soin d’articuler :

— Avez-vous pu annoncer la visite de la contrôleuse des services sociaux aux résidents et les préparer psychologiquement ?

Pauline fit semblant d’essuyer une larme.

— C’est trop beau, ça rime en plus. L’homme rustre vient d’inventer la poésie !

— Pauline.

— Pardon, docteur. Infirmière Choplin au rapport. Conformément à notre décision, j’en ai parlé à chacun, en tête à tête, pendant leurs soins.

— Comment ont-ils réagi ?

— Je les trouve très responsables… et décidés à ne pas se laisser faire. Ils ne veulent bien entendu pas partir. Ils ont proposé des idées.

— Évitons de les laisser faire n’importe quoi.

— Écoutons-les quand même. Il y a peut-être des choses à piocher.

— J’ose à peine imaginer le résultat…

Comme un chat qui s’amuse avec un bouchon pendu à un fil, Pauline essaya d’attraper la branche du saule au-dessus d’elle.

— Ce matin, quand je suis arrivée, je vous ai trouvé préoccupé. Même si vous avez souri deux fois aujourd’hui, le cœur n’y était pas. Des soucis ?

— Vous observez beaucoup les gens.

— Surtout vous.

La franchise de la réponse désarma Thomas.

— J’ai appris le décès de quelqu’un que je connaissais en Inde, avoua-t-il. Un vieil homme avec une drôle de vie. Il aura survécu à beaucoup de violences pour finalement se faire avoir par une infection.

— Je suis désolée. Et moi qui fais l’andouille avec mes proverbes…

— La mort est le guide du vivant. C’est un proverbe indien. Trois à trois, je reviens au score.

— Il y a vraiment un problème dans votre tête.

— Chaque fois que quelqu’un que j’ai connu meurt, je m’interroge sur son parcours et je me demande ce que sa vie nous enseigne.

— Vous pourriez aussi apprendre des vivants.

— C’est vrai.

— Qu’avez-vous retiré de la vie de ce monsieur indien ?

— Paranjay, il s’appelait Paranjay. Si je dois retenir quelque chose du peu que je sais de lui, c’est que ce ne sont pas les épreuves qui ont toutes les chances d’avoir notre peau qui sont forcément les plus dangereuses. Je n’en étais pas plus proche que cela, mais je sais que là-bas, ça doit leur faire drôle. C’est une petite communauté très soudée. Ils prennent soin de leurs anciens.

— Comme nous ici.

— Là-bas, il ne viendrait à personne l’idée d’envoyer ses parents en maison de retraite.

— Vous croyez que nos résidents ont des motifs de se plaindre ?

— Non, grâce à vous.

— Vous faites votre part. Je trouve que l’ambiance ne cesse de s’améliorer. Tout le monde semble plus heureux. Même Romain a l’air de s’être attaché au lieu.

— Tant mieux.

— Et vous ?

— Comment ça, moi ?

— Vous êtes-vous attaché au lieu ?

— Je vais être honnête, Pauline : je ne sais pas trop où j’en suis. Je suis revenu en France pour découvrir ma fille, et vous êtes bien placée pour savoir ce que cela donne. Je la connais, je l’observe, et je lui ai même parlé. Mais j’ignore où cela va me conduire. Je n’ai jamais été si proche d’Emma que lors de sa visite mais depuis, j’ai l’impression que je m’en éloigne. Il devient quasiment impossible de la suivre. Elle est partout autour de moi, à travers ses jouets, son mec, mes pensées, mais elle reste hors d’atteinte.

Thomas inspira profondément.

— J’ignore si j’ai un futur avec elle. Je suis peut-être arrivé trop tard, pas de la bonne manière. Son histoire et la façon dont elle me perçoit aujourd’hui m’empêchent de lui dire la vérité. J’ai l’impression d’être dans une impasse. À quoi cela servirait-il de toute façon ? On ne réécrit pas le passé. Alors je me demande à quoi tout cela a servi.

— Vous regrettez d’être rentré en France ?

— Les raisons qui m’ont poussé à quitter Ambar n’ont pas tenu leurs promesses. Mais j’ai trouvé ici quelque chose que je n’attendais pas. Ce que vous m’avez dit l’autre jour dans le couloir m’a fait réfléchir. Moi aussi j’aime vivre avec vous, avec vous tous. À mon arrivée, pendant les premières semaines, souvent, j’ai rêvé de me réveiller au village et de sortir retrouver ceux auxquels je tiens là-bas. Ce n’est pas les trahir de dire aujourd’hui que je suis heureux de me réveiller ici, même dans le couloir en ayant servi de coussin chauffant au chat. Je crois que sans le savoir, j’avais besoin de ce que j’éprouve ici.

— Docteur, dans ma carrière, je n’ai jamais vu personne mourir de faim, ou de soif, ou d’une balle, mais j’en ai connu beaucoup qui sont morts par manque d’amour.

73

Arrivé devant la chambre de Françoise, le docteur s’adressa une dernière fois à l’inspectrice :

— Je me dois de vous avertir, madame. Vous allez découvrir des personnes âgées dont la vie n’est pas facile. Pour certains, elle ne tient même qu’à un fil. Lors de ma récente arrivée, j’ai moi-même été ému de mesurer à quel point ils sont fragiles. Ils vivent souvent leurs derniers instants de bonheur, et les déplacer les achèverait à coup sûr. Ce n’est pas le directeur qui vous parle, mais le médecin.

— Je suis là pour en juger. Nous ne sommes pas des monstres.

Thomas prit une expression de croque-mort et ouvrit la porte.

Mme Quenon avait soigné son personnage. Elle était étendue dans son lit, droite comme un piquet, ses couvertures remontées jusqu’au cou. Elle affichait un teint blafard — obtenu avec la complicité et le maquillage de Pauline et de Chantal.

Thomas s’approcha d’elle sur la pointe des pieds et fit signe à l’inspectrice de le rejoindre.

— Vous avez de la chance, elle est consciente, dit-il à voix basse.

Puis au ras de l’oreille de Françoise, il hurla :

— Madame Quenon ! Vous avez de la visite !

L’ancienne institutrice, sans doute désormais sourde pour un bon moment, fit preuve d’une remarquable maîtrise en n’affichant qu’une réaction minimale. Tout était parfait : le regard perdu, les gestes épuisés, la respiration souffreteuse.

D’une petite voix, elle demanda :

— C’est un enfant qui vient me voir ?

— Elle était maîtresse, précisa le médecin à la visiteuse en aparté.