— Vous devez avoir raison. Tout à fait entre nous, la ville prépare un projet de réaménagement de ce quartier. Le maire veut y implanter des logements en le redynamisant. L’usine va prochainement être vendue avec les parcelles environnantes.
— C’est donc ça !
— Les services de l’urbanisme voudraient récupérer ce bâtiment qui appartient à la commune, et le terrain attenant pour les vendre aux promoteurs.
« Pouffiasse ! Morpion ! » hurla la voix de Francis.
L’inspectrice recula vers la sortie et ajouta :
— Mais ne vous en faites pas, je vais rédiger un rapport qui vous garantira la tranquillité.
— Merci beaucoup, madame. Au nom des résidents, je vous remercie sincèrement. Même s’ils ne s’en doutent pas, c’est grâce à vous que le soleil brillera sur leurs derniers printemps.
— Comptez sur moi. Bon courage, docteur. Vraiment.
Au moment où la pauvre femme serrait la main du médecin avant de s’échapper, un claquement sec retentit dans le hall et toutes les lumières s’éteignirent.
— C’est sûrement M. Ferreira, expliqua le docteur. Il s’électrocute régulièrement. Je dois vous laisser.
L’inspectrice ne demanda pas son reste.
74
La petite troupe n’eut pas le loisir de savourer le numéro qu’elle venait de donner car cette fois, Frankenstein avait bel et bien pris la foudre.
Lorsque le Samu arriva, Jean-Michel était inconscient et Thomas, trouvant son pouls trop faible, avait préféré pratiquer un massage cardiaque. Pour la première fois depuis son retour, il était allé chercher sa trousse d’urgence.
Lorsque les secouristes évacuèrent le blessé de sa chambre, les résidents l’attendaient tous dans le hall, formant une triste haie d’honneur. Chantal tenait le bras d’Hélène pour la soutenir, l’une toujours habillée de ses sacs et l’autre avec ses vêtements à l’envers. En voyant le corps étendu passer devant elle, Hélène détourna le regard. Tout ce qui lui donnait l’impression de revivre la récente perte de Mme Berzha était au-dessus de ses forces. Françoise, le teint encore plus blafard que son maquillage, et Francis s’agrippaient l’un à l’autre tellement le choc était rude pour eux. Voir leur ami inerte sous son masque à oxygène était un spectacle plus que douloureux. Tous deux savaient qu’à son âge comme au leur, partir à l’hôpital revient souvent à partir tout court.
Au passage de la civière, Chantal caressa la main de Jean-Michel et demanda à l’urgentiste :
— Il va s’en sortir ?
— Trop tôt pour le dire. Mais ne vous en faites pas, on va prendre soin de lui.
Au toucher, la main de M. Ferreira était encore chaude. Chantal se sentit rassurée. Tant qu’il y a du chauffage, c’est que quelqu’un habite encore dans le corps. Les gens qui s’en vont coupent la chaudière.
Le groupe sortit dans la rue pour accompagner le blessé jusqu’au véhicule d’intervention. Le nounours géant de la façade, illuminé par les lueurs bleutées des gyrophares, semblait lui aussi très inquiet. Les urgentistes chargèrent le brancard dans un cliquetis métallique. Pauline était sans doute celle dont l’émotion était la plus évidente.
— Qu’est-ce qui lui a pris ? demanda-t-elle à Thomas.
Le médecin saisit doucement le visage de l’infirmière et l’obligea à le regarder.
— Pauline, je pars avec lui. Je ne le lâche pas. Je vous confie la maison. Vous allez pouvoir vous arranger pour Théo ?
— Sans problème. Prenez soin de lui. Je vais m’occuper de ceux qui restent.
Thomas monta dans le fourgon à côté du brancard.
— Je vous donne des nouvelles dès que possible.
Le chauffeur referma la porte arrière. Le docteur prit la main inerte de Jean-Michel.
L’ambulance démarra au moment où Michael rejoignait le groupe dans la rue. Ils étaient tous blottis les uns contre les autres. Les voir s’éloigner à travers le hublot rappela à Thomas l’image du village rapetissant dans la lunette arrière de la voiture qui le conduisait à l’aéroport. Il éprouva aussi quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant.
75
Lorsque le taxi déposa Thomas, la nuit était tombée depuis longtemps. Contrairement à l’habitude, le hall de la résidence était encore éclairé malgré l’heure tardive. À peine la voiture arrêtée, Pauline se précipita à sa rencontre.
— Alors ?
— Il a repris connaissance et m’a reconnu. C’est bon signe. Il s’était endormi et ses signes vitaux étaient satisfaisants quand je suis parti. Le cardiologue dit qu’il a le cœur solide parce qu’à son âge, une seule de ses électrocutions aurait pu suffire à le tuer. Et ici, ça va ? Comment réagissent les autres ?
— Tout le monde vous attend. Je vous ai préparé une collation, mais je suppose que vous n’avez pas d’appétit…
— C’est gentil, Pauline. Je crève de faim, mais on verra plus tard.
Pauline n’avait pas menti. Dans le salon, ils étaient tous là, même Michael et Romain. Six paires d’yeux étaient braquées sur lui dans un silence sépulcral. Sept en comptant Attila.
— Il est toujours vivant ? demanda directement Chantal.
— Oui. Il va aussi bien que possible étant donné ce qu’il a subi.
Le docteur détailla par le menu le passage aux urgences et fit un compte rendu complet des examens pratiqués. Le but était de rassurer. Même si les résidents n’en comprenaient pas toujours les enjeux, cela leur permettait de prendre conscience que tout était fait pour aider M. Ferreira.
— J’ai l’habitude des situations d’urgence, rappela Thomas, et je peux vous assurer que Jean-Michel a eu beaucoup de chance d’être pris en charge aussi vite et aussi bien. Je suis impressionné par les moyens mis en œuvre. Dans la plupart des villes où j’ai pratiqué sur différents continents, il n’aurait pas eu le quart du potentiel de soins et de l’expertise dont il a bénéficié aujourd’hui. Même s’il est impossible de prédire la façon dont son état va évoluer, vous pouvez être certains qu’il y a peu d’endroits où il aurait de meilleures chances.
— Lorsqu’il a repris connaissance, a-t-il parlé de nous ? demanda Françoise.
— Non, mais ne vous formalisez pas. Il m’a reconnu parce que j’étais présent devant lui. Les seuls mots qu’il a prononcés concernaient sa femme, qu’il souhaitait que je prévienne.
— Docteur, intervint Hélène, nous avons quelque chose à vous avouer au sujet de Jean-Michel.
Elle consulta les autres d’un coup d’œil et tous l’encouragèrent.
— Nous nous sentons responsables de ce qui lui est arrivé.
Thomas leva la main pour l’interrompre :
— Inutile de culpabiliser. Vous n’y êtes pour rien. Aucun de vous.
— Si, coupa Françoise. Nous le sommes tous.
Hélène reprit :
— Vous vous souvenez certainement qu’il mangeait beaucoup de bonbons…
— Bien sûr, et je lui ai demandé d’arrêter.
— Il a continué, et a même augmenté sa consommation, révéla Francis.
— Comment ça ?
— Chaque fois que nous allions au supermarché, nous achetions des friandises, à tour de rôle, en prétendant que c’était pour nous-mêmes. Mais nous lui donnions tout.
Le docteur échangea un regard avec Pauline, qui n’était visiblement pas au courant.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous saviez qu’en l’encourageant dans cet excès, il se mettait en danger.
— On ne l’a pas fait pour le rendre malade, doc, mais pour l’aider.
— Comment espérez-vous aider quelqu’un en lui ruinant son taux de glycémie ? C’est du suicide, surtout à son âge ! Avait-il envie de mourir ?