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— Non, Thomas, fit doucement Hélène. Mais il désirait rejoindre sa femme. Il était prêt à tout pour cela. Il voulait avoir du diabète, comme elle, pour se retrouver dans le même service. Je l’ai rencontrée quelquefois, avant son amputation. Elle s’appelle Marianne, et je peux vous dire qu’il n’y avait pas besoin de les voir ensemble longtemps pour se rendre compte que ces deux-là s’aimaient.

— C’est bien simple, intervint Chantal : quand elle était là, Jean-Michel paraissait trente ans de moins.

Thomas était stupéfait.

— Il a tenté toutes les démarches possibles pour se rapprocher d’elle, expliqua Françoise. Il a rempli des dizaines de dossiers, écrit des courriers, proposé de payer, mais l’affection n’est pas un critère qui entre en ligne de compte pour ceux qui décident de ce que l’on fait des vieux. Votre prédécesseur ne l’a pas aidé. Alors Jean-Michel s’est mis en tête de se rendre aussi malade que sa femme afin de la rejoindre. Dès ce moment-là, méthodiquement, avec application, il a commencé à se forcer à avaler toutes ces sucreries.

— Bon sang, pourquoi n’en avez-vous parlé ni à Pauline, ni à moi ?

— Jean-Michel nous l’a interdit, répondit Françoise. C’était sa dernière carte à jouer. Vous lui aviez demandé de ne plus se gaver de bonbons et Pauline le surveillait.

— Maintenant que le drame est arrivé, intervint Francis, que peut-on faire pour l’aider ?

— Maintenez-vous en forme, ne vous laissez pas aller à la déprime. Quoi qu’il arrive, il aura besoin de vous. Et ensuite, on aura tous une vraie discussion.

Thomas se tourna vers Mme Trémélio.

— Hélène, lors de notre première conversation, vous m’avez fait part d’un point de vue qui m’a beaucoup marqué. Vous m’avez dit : « À la seconde où les gens n’attendent plus rien, ils s’en vont. Ils restent tant qu’ils ont quelque chose à faire. » Vous êtes tous là, devant moi, et je veux savoir ce que vous attendez de cette vie, vraiment. Hélène, je sais que vous espérez rejoindre vos enfants, je sais aussi que vous rêvez d’emmener vos chats. Je découvre à l’instant ce que souhaite Jean-Michel. Françoise, Chantal, Francis, nous devrons également en parler. Quels que soient vos buts, si vous faites la route tout seuls, vous n’irez pas loin. Mais à plusieurs, la distance est le plus souvent faisable. Je le sais parce que vous me l’avez appris.

76

— Merci Romain. C’est vraiment sympa de faire un crochet pour me déposer.

— Aucun problème.

Pour la première fois, Thomas était installé dans la voiture de son locataire. Une occasion supplémentaire de découvrir l’un des aspects du quotidien d’Emma. Il était assis là où sa fille montait d’habitude. Elle avait dû passer des heures à regarder le jeune homme conduire, exactement sous cet angle-là. Si la petite peluche de canard fluo collée au tableau de bord pouvait répéter tout ce qu’elle avait entendu…

Thomas nota que Romain conduisait plus sagement en sa présence que lorsqu’il circulait en ville avec sa copine. Si l’objet de son voyage n’avait pas été aussi sérieux, le docteur aurait savouré l’ironie de la situation.

— Vous savez qu’Emma parle sans arrêt de vous ? fit le jeune homme en lui jetant un coup d’œil rapide.

— Vraiment ?

— Vous lui avez fait forte impression. Je ne sais pas ce que vous vous êtes dit mais depuis votre rencontre, elle réfléchit beaucoup à son avenir.

— J’espère lui avoir été utile.

— Elle m’a proposé de lire votre entretien, je suis impatient d’y jeter un œil.

— Vous me direz ce que vous en aurez pensé.

Le jeune homme hocha la tête. Le docteur enchaîna :

— Emma sait-elle que vous jouez de la musique ?

La question surprit Romain, qui réfléchit.

— Je réalise que non. J’ai pris des cours de guitare pendant des années quand j’étais petit mais j’ai arrêté après le bac. Je n’ai plus jamais eu l’occasion depuis. Quand j’ai trouvé la guitare dans l’appart, je me suis mis à regratter. J’aime bien, ça me détend et ça fait remonter de bons souvenirs.

— La résidente qui habite en dessous apprécie beaucoup.

— Sans rire ? Le fait que je joue le soir ne la dérange pas ?

— En général, c’est la nuit qu’elle est le plus réceptive aux musiques envoyées du ciel — ou de l’appart du dessus.

Romain profita du climat détendu pour demander :

— Docteur, une chose m’étonne… mais je ne veux surtout pas être indiscret.

— Dites-moi.

— La voiture de l’infirmière vous appartient, c’est bien ça ?

— Tout à fait.

— Mais c’est elle qui la conduit tout le temps…

— C’est une longue histoire. Je la lui laisse parce qu’elle en a besoin pour rentrer chez elle. Moi j’habite au foyer.

Heureux de constater qu’il était possible d’aborder des sujets plus personnels, Romain se risqua davantage.

— J’ai autre chose à vous demander.

— Je vous écoute.

— Verriez-vous un inconvénient à ce que j’invite Emma à l’appart de temps en temps ? Pour des petits dîners entre amoureux…

Instantanément, l’esprit de Thomas réagit comme un grain de maïs bien sec plongé dans de l’huile bouillante. Plop ! En une fraction de seconde, il envisagea les deux réponses possibles : soit il lui interdisait purement et simplement d’accueillir la jeune femme — mais cette réaction donnerait de lui une image trop autoritaire et tout à fait inadaptée. Soit il accordait sa permission, à condition qu’ils ne retirent jamais aucun de leurs vêtements.

Il les imagina en parka, en moufles et en cagoule, en train de déguster leur plat de spaghettis à la lueur des bougies. Essayez donc de réfléchir avec un pop-corn à la place du cerveau.

— Vous êtes chez vous, Romain. Recevez votre petite amie si cela vous chante.

— Merci, monsieur.

Arrivé devant l’entrée de l’hôpital, le docteur attrapa le sac contenant les affaires de Jean-Michel sur la banquette arrière et descendit.

— Merci de m’avoir accompagné. Bon courage pour votre journée. À ce soir.

« À ce soir… » Dans une vie normale, c’est ce que l’on dit à ses proches.

— Dites bonjour à M. Ferreira de ma part !

— Comptez sur moi.

77

— Comment vous sentez-vous ?

Jean-Michel tendit ses mains ridées vers Thomas, qui les prit dans les siennes.

— Je suis tellement content de vous voir, docteur. Enfin un visage connu.

— Vous avez meilleure mine qu’hier.

— Tant mieux. Je ne me souviens de rien. Je sais que j’ai dévissé l’ampoule, il y a eu un grand flash, et puis le vide complet. Cette fois, la décharge n’aura pas eu le même effet. Il y avait certainement quelque chose dans l’électricité…

— Vous avez eu beaucoup de chance. Vous auriez pu y rester. Vous devez me promettre de ne plus jamais recommencer.

— Même pas avec des piles ?

— Ni avec un panneau solaire. Rien. En aucune circonstance.

Le docteur approcha une chaise et prit place au chevet du rescapé.

— Tout le monde vous passe le bonjour. Même Romain vous salue. Chantal m’a expressément demandé de vous embrasser.

— Ils sont gentils. Vous les embrasserez fort de ma part. Ils me manquent. J’ai dû causer du souci à tout le monde. Vous voudrez bien m’en excuser auprès d’eux.

— Je n’ai prévenu ni votre femme, ni votre fils. J’ai pris sur moi de ne pas les inquiéter trop vite et d’attendre un peu.

— Vous avez bien fait.

M. Ferreira était différent. Peut-être la lumière de la chambre d’hôpital, peut-être le fait d’être habillé d’une tunique de malade vert pâle. Mais il n’y avait pas que cela. À bien y regarder, il avait perdu un peu de sa distance. Ses gestes étaient plus spontanés, moins cérémonieux. Cela se retrouvait jusque dans ses propos.