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Le docteur souleva le sac.

— Je vous ai apporté quelques affaires.

— Très aimable à vous, mais c’était inutile. Je ne vais pas rester. Je me sens déjà beaucoup mieux.

— Ce n’est ni vous ni moi qui décidons. Vos médecins attendent encore les résultats de certains examens. Ils vont peut-être juger plus prudent de vous garder en observation quelques jours, notamment pour la tension et le volet cardiaque. Par contre, en arrivant, j’ai déjà pu consulter vos analyses de sang…

— Qu’est-ce que ça dit ?

— Vous allez être satisfait : votre taux de glucose est catastrophique. Vous passez la barre de l’hyperglycémie avec la mention et les félicitations du jury.

Jean-Michel hésita sur la réaction à adopter.

— Pourquoi devrais-je me réjouir de ces mauvais résultats ?

— Inutile de feindre. Je vois vos yeux. Les autres m’ont tout raconté. Les bonbons et le diabète que vous voulez développer pour rejoindre votre femme.

L’expression de Jean-Michel se modifia aussitôt. Il passa du stade d’adulte respectable faisant semblant de s’interroger à celui de petit garçon pris en flagrant délit de mensonge.

— Je leur avais défendu de parler, protesta-t-il.

— Ils ont eu peur de vous perdre et se sentent responsables. C’est pour vous sauver qu’ils m’ont confié votre secret. À leur âge, on s’y connaît assez en analyses médicales pour savoir qu’un excès de sucre est aussi un facteur d’hypertension.

— Vous êtes fâché contre moi…

— Pourquoi ? Parce que vous vous êtes mis en danger par affection ? À ce jeu-là, je ne peux donner de leçon à personne. Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

M. Ferreira soupira.

— Toutes les démarches ont échoué, vous ne pouviez rien pour moi.

— Vous ignorez ce que je peux pour vous.

— L’ancien directeur…

— Je ne suis pas l’ancien directeur.

— Cela n’a échappé à personne, je vous l’assure.

Jean-Michel baissa les yeux et froissa les draps dans ses mains.

— Docteur, avez-vous déjà aimé ? Vous êtes-vous déjà attaché à quelqu’un au point de n’être pas vous-même lorsque cette personne est loin ? Je ne parle pas de cet amour que l’on donne ou que l’on reçoit, mais de celui que l’on échange, sans devoir, ni conscience, à l’instinct. Marianne m’a choisi, elle m’a accepté avec mes défauts, et nous sommes restés heureux ensemble jusqu’à ce que la maladie me l’arrache. Avec elle, je peux être moi-même. Sans elle, j’en suis incapable. C’est de cet amour-là qu’il est question. J’aimais mes parents, nous aimons notre fils, mais avec elle c’est autre chose. Être assis des heures sans prononcer une parole me nourrit. Rien que d’en parler, j’en tremble.

Il tendit la main pour le prouver et reprit :

— Vieillir ne m’a jamais fait peur, mais vivre loin d’elle ou pire, sans elle, m’a toujours terrifié. Depuis que je sais qu’elle existe, ne pas la sentir près de moi m’affaiblit. Nous avons derrière nous une vie partagée sans se décevoir, sans se trahir. Mais l’affection que je lui porte n’a pas besoin de carte de fidélité. Je ne me suis pas habitué à elle, je la savoure tous les jours. J’aime ce qu’elle est, au-delà du temps qui passe. Son caractère, ses idées folles, ce que nous nous donnons le courage d’accomplir. Si je la rencontrais aujourd’hui, j’en tomberais amoureux comme au premier jour.

— C’est sans doute un sentiment magnifique, mais je ne le connais pas.

— C’est un sentiment magnifique dont le manque vous tue une fois que vous y avez goûté. Vous avez alors un autre référentiel dans la vie. Tout semble fade et vain, superficiel et convenu. C’est fou le temps que vous gagnez lorsque vous savez pour qui vous voulez vivre. Vous savez du coup qui vous êtes, et plus rien ne peut vous distraire de ce qui compte vraiment. Votre vie prend un sens. Seul ce qui vous aide à le servir trouve encore grâce à vos yeux. Le reste n’est plus rien. Quand Marianne est tombée malade, j’ai tout fait pour rester auprès d’elle. Malheureusement, la vie nous a imposé des choix. Je voulais les meilleurs soins, mais les spécialistes ne se trouvaient pas dans la région. Et si son état de santé s’arrangeait, elle devait pouvoir me rejoindre, et la résidence s’avérait être la solution idéale. Alors j’ai fait le grand écart. On se téléphone presque tous les jours. Je lui écris toutes les semaines. Je vais la voir tous les mois. Mais je pense à elle chaque seconde.

— J’admire ce que vous éprouvez. C’est sans doute très rare. Mais vous rendre malade n’est pas la solution. Je vais réfléchir, demander, chercher. Comptez sur moi pour faire tout ce qui est possible.

— Merci, docteur. N’oubliez pas que le temps presse.

— Raison de plus pour éviter de vous empoisonner. Restez debout. Seuls les vivants peuvent changer les choses.

Le docteur ouvrit le sac.

— Je vous ai apporté de quoi vous occuper.

Il sortit le petit château de conte de fées en plastique aux couleurs pastel.

— Il est pour vous, Jean-Michel. Je vous l’offre, avec tous ses personnages, sauf le prince qui a été mangé par le chien.

— Mais docteur…

— Ne discutez pas. Je suis trop vieux pour jouer alors que vous, amoureux, capable de faire l’imbécile avec l’électricité dans votre chambre en vous gavant de bonbons, vous avez l’âge idéal.

78

— Bonsoir madame, bonsoir monsieur. Une table pour deux ?

— S’il vous plaît.

— Veuillez me suivre.

Pauline, ravie d’être là, découvrit la salle avec gourmandise.

— Il est sympa, ce resto. Qui vous a donné l’adresse ?

— À force de suivre Emma, j’ai appris à connaître chaque recoin du centre-ville. Cet endroit m’a toujours semblé sympathique.

Le garçon les installa sur une petite mezzanine donnant sur la rue. Thomas attendit que Pauline prenne place avant de s’asseoir à son tour. La jeune femme le remarqua mais n’en laissa rien paraître. Pour la première fois, le docteur n’était obligé ni de se cacher, ni de se méfier. Il n’avait personne à épier. Le seul enjeu de la soirée était la compagnie de la jeune femme en face de lui. Mais qui était-elle ce soir ? Une collègue ? Une amie ? Une jolie célibataire qu’il découvrait pour la première fois habillée autrement qu’en vêtements professionnels ? Sans doute un peu tout cela à la fois. Il n’avait pas invité de femme à dîner depuis tellement longtemps qu’il ne se souvenait même plus à quand cela remontait.

— Souhaitez-vous prendre un apéritif ? interrogea le serveur.

— Pourquoi pas. Pauline ?

— Un kir, s’il vous plaît.

Puis elle glissa à Thomas :

— Ma grand-mère prenait toujours cela. Je le bois à sa santé, c’est elle qui m’a élevée.

— Et pour vous, monsieur ?

— Un jus de pomme.

Le garçon nota sans broncher et tourna les talons.

— Vous êtes toujours en cure de désintoxication suite à votre cuite ?

— Mauvaise langue ! Pour moi aussi c’est une tradition familiale. Mon père en commandait à chaque déjeuner hors de la maison. Il ne tenait pas l’alcool. En demandant un jus de pomme servi dans un verre à whisky, il avait l’air de siroter un pur malt et les apparences étaient préservées.

— Sérieusement ?

— Tout à fait. Ma sœur et moi avons hérité de cette habitude. C’est même un des seuls points communs que nous partageons.