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Bien que la perche soit trop belle, Pauline évita d’aborder les sujets épineux au début d’une soirée qui s’annonçait excellente.

— Cette chemise vous va drôlement bien. Vous faites classe, et puis ça souligne votre carrure.

Elle lui décocha un sourire étincelant. Thomas mobilisa tout son mental pour ne trahir aucune des émotions qui se répandaient dans son esprit dépassé par la situation. Certaines galopaient comme des pur-sang, d’autres sautillaient comme des chèvres, et il y en avait même une qui faisait la morte sur le dos en attendant que la menace s’éloigne. Devant son mutisme, Pauline s’empressa d’ajouter :

— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas me jeter sur vous. On doit pouvoir se faire un compliment sans être accusé de harcèlement.

— C’est juste. Merci beaucoup.

Thomas se reprocha aussitôt son manque d’à-propos. Il aurait dû en profiter pour lui déclarer que sa robe lui allait à merveille, que ses cheveux détachés lui donnaient encore plus de charme, mais cela aurait pu passer pour un appel du pied, surtout devant un aussi joli décolleté. Il aurait voulu trouver les mots pour lui rendre justice sans être indélicat. Mais il était plus doué pour réduire une fracture ouverte que pour parler aux filles. Manque de chance, pour le moment, Pauline n’avait rien de cassé. Pauvre Thomas. Même un mâle débutant comme Romain s’y prenait mieux que lui.

La jeune femme feuilleta la carte.

— Vous n’imaginez pas à quel point votre invitation m’a fait plaisir. Voilà des années que je n’étais pas allée au resto avec un homme.

— Je suis content d’y être avec vous.

— Pourquoi m’avoir invitée ce soir, en pleine semaine ? N’allez pas croire que je cherche à dévaloriser votre élan, mais le fait que ce soit justement aujourd’hui que votre locataire reçoive Emma dans sa garçonnière a sans doute influencé le calendrier…

— J’avais de toute façon l’intention de vous inviter.

— Cela ne retire rien au plaisir que vous me faites. Je pense d’ailleurs que Romain se sentira plus à l’aise de ne pas vous savoir dans les parages.

— Pourquoi donc ?

Pauline fit un clin d’œil au docteur.

— Ne faites pas l’innocent, vous le savez très bien. Les jeunes hommes n’ont pas envie d’avoir leurs aînés sur le dos quand ils jouent les don Juan.

— Je préfère ne pas y penser…

— Voilà qui m’a toujours surpris. Votre réaction serait sans doute bien différente si vous étiez le père de Romain et non celui d’Emma. Pourquoi les hommes ont-ils si peur que leurs filles prennent du bon temps alors qu’ils sont si fiers quand leurs fils s’en payent ?

— Parce qu’ils connaissent exactement les motivations de leurs semblables.

— Il faudrait que vous nous donniez quelques infos là-dessus, cela nous éviterait de cruelles déceptions. On ne sait jamais comment s’y prendre avec vous.

— Nous n’avons pas votre intégrité…

— L’explication est un peu courte. Nous savons parfaitement, nous aussi, jouer les amoureuses pour parvenir à nos fins. Tenez par exemple, mon premier flirt. Ce qui m’avait le plus attirée chez lui, c’était son scooter. Ce n’était pas la joie à la maison et il a été mon passeport pour la liberté et les sorties entre copains. Un passeport avec des yeux magnifiques, d’ailleurs. Rassurez-vous, ma vénalité juvénile m’a coûté très cher. J’ai écopé d’une malédiction. Ceux qui ont suivi, dont j’étais sincèrement amoureuse, se sont tous révélés être des cas incurables sur le plan psychologique. C’est bien simple : je n’ai fréquenté que des gratinés premium avec toutes les options. Un abonnement à vie ! J’en ai eu un qui n’avait envie de moi que si j’étais habillée en Chinoise, et puis au bout d’un an, il a viré gay avec un très bel Espagnol. J’ai vécu cela comme une remise en cause. Je me suis posé beaucoup de questions. J’ai fini par me dire que je devais faire une très mauvaise Asiatique… Un autre s’est montré d’une jalousie maladive et me surveillait partout. Une fois, il a passé deux heures dans la grande roue avec des jumelles parce que je me trouvais à une fête foraine avec un autre homme. Cet abruti ne m’avait pas crue lorsque je lui avais dit que c’était mon frère — et pourtant, c’était bien le cas. Il a pensé qu’on était en train de rompre quand on s’est à moitié battus devant un stand de tir parce qu’Antoine me dégommait tous mes ballons ! Pour nous surveiller, on a calculé que ce crétin était resté dans sa nacelle pendant au moins quarante tours. Il a dû y laisser son salaire ! J’en ai fréquenté un autre qui s’est acharné à essayer de ressembler à Albator pendant deux ans. Je ne vous raconte pas les coiffures et les fringues… Je marchais deux mètres derrière lui tellement il me collait la honte. J’avais le don d’attirer les pires ! Je ne sais pas pourquoi, mais quand vous êtes jeune et que vous annoncez que vous êtes infirmière, ça fait toujours de l’effet aux garçons.

— C’est une chance que nous ne soyons pas en couple, je pourrais vous soupçonner d’avoir été attirée par ma voiture, et vous me reprocheriez sûrement d’épier Emma avec des jumelles…

— Sans parler de votre penchant à vous faire passer pour un pingouin au téléphone…

— Et avec le père de Théo ?

— J’ai cru que c’était plus sérieux. J’aurais dû me méfier. Le fait est qu’il n’a jamais essayé de cacher sa nature. Depuis le début, il répondait davantage présent pour les cabrioles que pour donner un coup de main à la maison. Il n’a pas changé. C’est moi qui ai fini par ne plus le supporter. Il est resté lui-même jusqu’à épuiser ma patience. Je n’avais pas prévu d’avoir un enfant avec lui, mais ça s’est trouvé comme ça. Un type vraiment spécial. Il pouvait vous courir après des heures, vous susurrer des douceurs à l’oreille, et vous faire sa petite affaire en trois minutes. À ce niveau-là, ça ne s’appelle plus faire l’amour, ça s’appelle une injection !

Thomas s’empourpra tandis que Pauline éclatait de rire.

— En fait, Théo n’est pas un bébé-éprouvette, c’est un bébé-pipette !

L’infirmière ne s’était pas rendu compte que le serveur était revenu. Ayant sans doute entendu une partie de ses propos, il était aussi mal à l’aise que Thomas. Il déposa les boissons en espérant ne pas attirer l’attention et détala.

— C’est drôle, constata Pauline, les mecs n’arrêtent pas de plaisanter à propos de sexe, mais dès qu’une fille en parle sérieusement, il n’y a plus personne. Ça rougit, ça bafouille et ça regarde ailleurs. Au fond, ça doit vous faire peur.

— Puisque l’espèce perdure, ça doit nous faire plus envie que peur. Vous vivez seule depuis son départ ?

— Les hommes sont nettement moins intéressés par ma candidature lorsqu’ils découvrent que je suis mère célibataire. Il y en a déjà peu qui s’occupent des enfants qu’ils font, mais il y en a encore moins qui s’occupent de ceux que d’autres ont faits… J’arrive à l’âge où ce genre de question ne reste jamais en suspens. Ceux qui approchent les femmes de ma catégorie veulent savoir, et le verdict est toujours à charge. Si vous avez un enfant, vous prenez vingt ans au compteur. Si vous n’en avez pas, vous êtes suspecte… Mais assez parlé de moi. Vous, docteur, avant d’épouser la condition humaine dans ce qu’elle a de plus tragique, quel genre de prétendant étiez-vous ?

— La femme avec qui j’ai vécu le plus longtemps, c’est la mère d’Emma. On s’entendait très bien. Je n’ai pas eu le temps de me projeter dans l’avenir avec elle, mais je pense que ça aurait pu coller. À l’époque, je présume que je m’occupais trop de ce que je faisais pour avoir le temps de mesurer ce que je ressentais. Je n’ai pas été très malin.