« Quand j’écris “heureusement que tu n’étais pas là”, ne le prends pas au sérieux. Tout serait bien mieux si toi et les tiens étiez là. Je vais te confier un secret, mon ami. Chaque nuit, je rêve d’un pays imaginaire où ton village se trouverait juste à côté de la résidence. Un lieu magique qui réunirait les deux mondes où je me sens à ma place. Je crois que tu aimerais pêcher dans la rivière qui coule ici, même si elle est minuscule à côté de la Neelum. Ainsi, je pourrais passer d’un univers à l’autre, pour vivre près de tous ceux auxquels je tiens tant, de ma fille à tes enfants, de mes vieux amis un peu dingues à toi qui l’es aussi. J’aimerais également te présenter Pauline. Je crois qu’elle s’entendrait bien avec Jaya. Je devine ce que ton père en dirait, et j’entends déjà sa voix nous ordonner de nous marier !
« Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir donné le courage de partir. Même si rien ne se passe comme prévu, tout est pour le mieux. Tu vois, j’adopte de plus en plus votre philosophie. Je ne souffre plus d’avoir quitté Ambar, parce que je sais que j’y retournerai. Tu es avec moi chaque jour.
« Salue ceux du village pour moi. Je vais me coucher alors que tu te lèves bientôt. Je pense à vous.
« Ton frère, Thomas. »
80
Pauline écarta le pot de confiture avant que Jean-Michel ne puisse le prendre.
— Vous n’y avez pas droit.
— Même pas un peu ?
— Non.
— Ce n’est pas pour me rendre malade, c’est parce que c’est bon !
— N’insistez pas, intervint le docteur. Vous êtes au régime sans sucre et sans électricité.
Chantal et Françoise ricanèrent. Francis refusa le pot par solidarité avec Jean-Michel, pendant qu’Hélène humait sa tasse de thé, les paupières closes.
L’infirmière se posta à l’extrémité de la table et, prenant soudain une attitude plus sévère, s’adressa à la troupe :
— Tant que je vous tiens tous, j’aimerais savoir lequel d’entre vous a eu la brillante idée de conseiller à mon fils de vous faire passer pour sa collection de créatures extraterrestres atteintes de maladies horribles afin de gagner de l’argent auprès de ses copains d’école. Il en était à tenter d’organiser un trafic de photos et espérait amener ses camarades par bus entiers en les faisant payer pour vous voir, comme des monstres de foire.
Tout le monde fit semblant de n’avoir rien entendu.
— J’attends une réponse… Francis ?
Le Colonel s’offusqua avec l’énergie de l’homme d’honneur outragé.
— Me voilà encore accusé à tort ! On me lance l’infamie au visage. Que les légions d’innocents tombés au champ d’injustice se lèvent pour témoigner de ma bonne foi ! D’abord, pourquoi ce serait moi ? Pourquoi, à chaque fois qu’une bêtise est commise, ça me retombe toujours dessus ?
— Poil au cul, marmonna Jean-Michel.
— Il faut dire que vous faites un suspect idéal…, commenta Françoise. Notez au passage qu’on ne lance pas l’infamie, on vous en couvre. C’est une accusation qu’on lance.
— C’est vrai ?
— Parole d’institutrice.
— Si vous aviez un alibi solide, renchérit Hélène, cela vous innocenterait certainement…
— Mais un alibi ne sert à rien dans ce genre de cas ! s’énerva Francis. On ne connaît ni la date, ni l’heure, ni le lieu du délit !
— Donc, reprit Hélène, vous ne niez pas que les faits reprochés par Pauline soient avérés. C’est déjà presque un aveu…
Francis s’étouffa de colère en crachant des miettes de tartine grillée pendant que Thomas baissait la tête pour que personne ne le voie rire.
L’index levé, Jean-Michel déclara solennellement :
— C’est le Colonel qui a commis le meurtre, dans la cuisine, avec une idée à la con.
— Vous pouvez toujours faire les marioles, gronda l’infirmière, mais si le responsable ne se désigne pas, vous serez tous privés de gâteaux pendant au moins deux semaines. Et si cela ne suffit pas, personne ne m’accompagnera plus au supermarché jusqu’à nouvel ordre.
— C’est quand même ma bagnole, grommela le docteur.
— Je ne plaisante pas, insista Pauline. Je ne veux plus que vous mettiez vos idées loufoques dans la tête de Théo. Il en a suffisamment tout seul, surtout avec l’inspiration qu’il trouve ici, grâce à vous.
Devant le sérieux de la menace, une main se leva lentement. Chantal, penaude, se dénonça :
— C’est bon. J’avoue. C’est moi. Je voulais qu’il puisse gagner de l’argent de poche en nous faisant passer pour une famille de monstres. J’aurais pu jouer la lépreuse, j’adore ça. En plus, je n’avais jamais su quoi faire de cette stupide clochette jusque-là…
Francis pointa un doigt vengeur vers la coupable.
— Quand je pense que j’ai failli être condamné à ta place…
— Ça aurait compensé pour les fois où tu t’en es tiré à bon compte. Comme avec ma perruque, par exemple…
Le Colonel reprit instantanément la posture de l’homme vertueux bafoué.
— On m’accuse encore ! C’est une véritable chasse aux sorcières !
— Sorcières à perruque…, ironisa Jean-Michel.
Thomas posa sa main sur celle de Chantal.
— Laissez-le tranquille avec cette histoire-là. Ce n’est pas lui. C’est moi.
Bien que la phrase n’ait pas été prononcée à l’intention de tous, chacun l’entendit parfaitement.
— C’est vous qui avez tripoté ma perruque ? fit Chantal, abasourdie.
— Je suis désolé. Je n’avais rien d’autre sous la main pour éviter que l’on me reconnaisse…
Thomas se tourna vers Pauline pour se justifier :
— C’était le soir où je suis allé déposer le sac à main d’Emma dans le jardin de Céline. Je risquais gros…
La stupéfaction était générale.
— Vous êtes sorti avec ma perruque ?
— Oui. Je vous demande pardon.
— Dans la rue ?
— Oui, et dans le bus aussi.
— Vous avez pris le bus avec ma perruque ?
— Je ne la portais pas encore, elle était à l’abri dans un sac. Je ne l’ai mise qu’une fois arrivé tout près de l’endroit où je devais me rendre.
— Dites donc, doc, vous auriez pu avouer votre forfait plus tôt ! Que vous vous habilliez en femme n’est pas mon problème — personne ne vous juge et chacun dispose de son corps comme il l’entend — mais ça m’aurait évité d’être calomnié à tort.
— Je ne m’habille pas en femme, j’ai simplement utilisé ce que j’avais sous la main pour éviter d’être identifié.
— Si vous aimez vous travestir en dame, je dois pouvoir vous refiler une de mes vieilles robes, proposa Françoise. Vous êtes plus mince que moi et elle vous ira certainement très bien.
— Bon sang, je ne veux pas de robe ! Je veux juste m’excuser d’avoir emprunté la perruque de Chantal pour me déguiser.
— Ce n’est pas un déguisement, ce sont mes cheveux ! Ne vous avisez pas de me piquer mon dentier pour qu’on ne reconnaisse pas votre bouche !
Un sourire en coin, Francis demanda :
— C’est chez les Indiens que vous avez pris l’habitude ?
— L’habitude de quoi ?
— De vous mettre des plumes partout et de piquer les scalps des autres.
— Francis, je ne vous ai pas enfoncé quand tout vous accusait, vous pourriez faire preuve d’un peu de…
— C’est juste, doc. Vous avez toujours été réglo. Désolé.
Pauline observait la scène avec une joie non dissimulée.