— Non mais regardez-vous… Finalement, faire visiter cet endroit en vous présentant comme une bande de frappés n’est peut-être pas si idiot. Vu votre niveau, on doit même pouvoir faire fortune.
Chantal demanda :
— C’est bon, la punition est levée ? On ne sera pas privés de gâteaux ?
— On verra.
Jean-Michel déclara doctement :
— Faute avouée est à moitié pardonnée. On a au moins droit à une demi-ration…
Chacun y alla de son commentaire. L’infirmière en profita pour se pencher vers Thomas et demander à voix basse :
— Dites-moi, docteur, voilà quelques semaines, un de mes rouges à lèvres a disparu. Ce ne serait pas vous qui…
— Pauline, ne poussez pas le bouchon.
— Vous m’avez quand même traitée d’infirmière lubrique. C’est l’hôpital qui se fout de l’infirmière. Parce que vous n’êtes pas mal non plus…
— Je vous en prie, j’avais bu.
— Je sais, j’en parlais encore hier avec le chat. Il regrette son grand coussin chauffant qui sentait l’alcool. Dites-moi, monsieur Sellac, si vous êtes capable de me sortir ce genre de chose en ayant un verre dans le nez alors que c’est à jeun que vous êtes le plus entreprenant, à quoi dois-je m’attendre ?
Elle lui fit un clin d’œil. Le cerveau de Thomas se transforma à nouveau instantanément en zoo. Certaines émotions tombèrent des arbres, d’autres cherchaient des puces aux rayons de soleil, et plusieurs d’entre d’elles plongèrent de très haut alors qu’il n’y avait pas d’eau.
81
Thomas remontait le couloir en direction de son bureau lorsqu’une petite voix l’interpella :
— Docteur !
Il se retourna. Mme Quenon le guettait par l’entrebâillement de la porte de sa chambre. Il rebroussa chemin.
— Françoise, si c’est pour m’offrir une robe, je vous assure que c’est inutile.
— L’avez-vous entendu cette nuit ?
— Vous savez bien que je ne peux pas écouter Michael de chez moi.
L’institutrice secoua la tête et désigna l’appartement du dessus. Le docteur réagit :
— Ah ! Vous parlez de Romain et de sa guitare ! Rien entendu non plus. Ces derniers temps, je dors comme une masse.
— Il ne jouait pas. Il est rentré tard, en faisant du bruit. Il a tapé sur quelque chose. Plusieurs fois. À un moment, c’est devenu tellement violent que j’ai cru qu’il se battait avec quelqu’un. Quand ça s’est arrêté, j’aurais juré qu’il gémissait… Tout à l’heure, j’ai perçu d’autres plaintes.
Le docteur vérifia sa montre.
— Vous en êtes sûre ?
— Tout à fait.
Thomas traversa le hall jusqu’à l’entrée de la résidence. Il jeta un œil dans la rue et revint :
— Sa voiture est encore là. Il n’est pas parti au travail. Vous ne bougez pas d’ici, je monte voir.
Fidèle à sa méthode, le docteur toqua doucement d’abord, puis de plus en plus fort.
— Romain, êtes-vous là ?
Aucune réaction. Il frappa plus franchement.
— Monsieur Mory, tout va bien ? Répondez-moi, s’il vous plaît. C’est le docteur Sellac !
Thomas posa la main sur la poignée, hésitant. Se pouvait-il que Françoise ait rêvé et que le jeune homme ait juste pris une journée de congé ? Il risquait alors de le réveiller. Le docteur ne se voyait pourtant pas attendre qu’il émerge enfin pour être rassuré. L’inquiétude montait en flèche.
Un seul moyen pour en avoir le cœur net : il fallait entrer. Si nécessaire, le docteur irait chercher le double de la clé dans son bureau. Mais il n’en eut pas besoin car la porte n’était pas verrouillée.
Un désordre inhabituel régnait dans l’appartement. À peine Thomas eut-il fait un pas dans le salon que, par la porte de la chambre, il aperçut le corps affalé en travers du lit. Romain était étendu, désarticulé, inerte, la tête pendant vers le sol. Le médecin se précipita. Sur la table de nuit, une bouteille de vodka et des somnifères.
Thomas, tremblant, vérifia les signes vitaux. Le pouls battait encore. Alors qu’il lui soulevait une paupière, Romain geignit. Le médecin soupira de soulagement : le jeune homme n’était pas dans le coma.
— Mais qu’est-ce que tu as foutu ? grogna-t-il sans attendre de réponse.
Il redressa le corps pour permettre de décongestionner la tête, puis sortit précipitamment de l’appartement et descendit l’escalier quatre à quatre, à la recherche de Pauline.
L’infirmière était en train d’aider Francis à faire son lit. Le docteur s’efforça de lui parler avec calme :
— Pourrais-je vous voir une minute ?
— On a presque terminé, j’arrive ensuite.
— Navré, Pauline, j’ai besoin de vous tout de suite.
À son ton, elle comprit qu’il était arrivé quelque chose de sérieux et s’excusa auprès de M. Lanzac. Le médecin l’entraîna rapidement à l’étage.
— Pourquoi on monte ? s’étonna-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
— Romain a fait une tentative de suicide.
82
Pauline étudia la boîte de médicaments puis vérifia dans les plis des draps et sous le lit.
— En admettant que la plaquette ait été complète, il en a avalé huit au maximum. Une chance que la molécule ne soit pas parmi les plus fortes. Voulez-vous que j’appelle les pompiers ?
— Inutile. À nous deux, on devrait réussir à le gérer. Il est déjà quasiment conscient.
Thomas souleva Romain et le prit à bras-le-corps.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je l’emmène sous la douche.
— Si vous le redressez trop vite, il risque de dégobiller…
— En vingt ans de médecine, je me suis plus souvent fait vomir dessus que prendre en photo.
En pénétrant dans la petite salle de bains, le jeune homme grogna lorsque Thomas le heurta contre le chambranle.
— Aidez-moi à lui retirer ses vêtements.
À eux deux, ils déshabillèrent Romain et le déposèrent en caleçon dans le bac à douche.
— Il pèse son poids, l’animal.
Le docteur saisit la pomme de douche et ouvrit le robinet d’eau froide. Lorsque les premières gouttes glacées tombèrent sur le visage du jeune homme groggy, il réagit instantanément.
— Romain, est-ce que vous m’entendez ?
Thomas intensifia le jet d’eau puis cala la pomme de douche pour que le flot tombe en pluie sur Romain. Celui-ci subissait l’averse en gesticulant sans cohérence. Thomas l’observait de près. Pauline était surprise et déstabilisée par la vigueur avec laquelle le docteur tentait de réveiller le jeune homme. Était-ce par habitude des situations d’urgence, ou parce qu’il était impatient de savoir ce qui avait poussé l’amoureux de sa fille à commettre un tel geste ?
Lorsque le garçon tenta de se retourner, Thomas s’avança sans hésiter sous l’eau pour l’empêcher de se cogner contre les murs. Le docteur ne semblait pas se soucier de l’eau froide qui le détrempait.
— Romain, ouvrez les yeux, regardez-moi.
Le docteur saisit le poignet de son patient pour contrôler son pouls tout en essayant d’attirer son attention en sifflant quelques coups brefs. Le jeune homme souleva les paupières.
— Bien. Très bien. Respirez lentement et ne me lâchez pas.
Le docteur ajouta de l’eau chaude.
— N’essayez pas de bouger. Je suis là.
— Il fallait me laisser crever…, gémit Romain.
— Certainement pas. Rien ne justifie jamais ça.
De l’eau se glissa dans la bouche entrouverte de Romain. Il la recracha, toussa. Pour le maintenir, le docteur s’agenouilla sous la douche et le prit contre lui. Romain n’essaya pas de résister. Il s’abandonna. Thomas lui parla à l’oreille :