— Mon grand, n’importe quel autre chien que toi serait arrivé vers moi ainsi, je serais mort d’une crise cardiaque…
Michael apparut au seuil du poste de garde.
— Monsieur Sellac ! Quelle bonne surprise ! Venez voir, j’ai fabriqué un nouveau meuble.
En quelques semaines, le vigile avait fait bien mieux que nettoyer son local : il l’avait complètement réaménagé. Après avoir repeint murs et plafonds, il avait remis en état les sanitaires et l’électricité, installé un vrai lit dans la petite pièce du fond transformée en chambre, puis équipé les parois de toute une batterie de rangements bricolés avec du matériel récupéré. Le jeune homme faisait preuve d’une inventivité étonnante. En comparaison de son trou à rats, il vivait à présent dans un hôtel quatre étoiles.
— Vous êtes quand même mieux installé ici, n’est-ce pas ?
— Aucun doute, sauf pour l’acoustique. Quand je veux chanter, il m’arrive encore de descendre au bunker.
— Vous dînez toujours avec nous demain ?
— Avec plaisir.
— Avez-vous réfléchi à votre retour en Côte d’Ivoire ?
— J’y pense tout le temps, mais je ne veux pas me précipiter. De toute façon, pour le moment, je n’ai pas les moyens. J’ai très envie de retourner voir ma famille, mais je ne dois pas arriver les mains vides…
— Que voulez-vous dire ?
— Après une si longue absence, je veux leur offrir quelque chose qui leur fera plaisir. Je sais que rien ne rendrait ma mère plus fière que de me voir revenir avec une situation ou, au moins, un vrai projet. Elle se rendrait compte que ses sacrifices n’ont pas été vains. Je pense que je vais reprendre des études.
— Formidable !
— Ainsi, je ne rentrerai pas pour chercher du secours, mais pour montrer que je peux m’en sortir.
— C’est une excellente idée. Votre maman sera plus qu’heureuse. Dans quel domaine comptez-vous étudier ?
— J’hésite. Peut-être la cuisine, ou le médical. Quand je vous vois faire, avec Mme Pauline, je me dis que c’est un beau métier.
— Pourquoi pas ? Lancez-vous ! Vous êtes jeune et vous avez du potentiel. Si vous avez besoin d’un coup de main, comptez sur moi.
— Merci, docteur.
Attila apporta une balle à Thomas, mais le docteur n’en était pas encore à aller la lui disputer jusque dans la gueule…
— Dites-moi Michael, j’aurais une question à vous poser. Répondez-moi franchement.
— La vérité, rien que la vérité.
— Avez-vous déjà chanté autre chose que du lyrique ?
— Dans quel genre ?
— Je ne sais pas encore, mais j’aimerais faire une surprise à quelqu’un, et je sais qu’il n’existe pas meilleur interprète que vous.
— C’est gentil. Il m’arrive de chanter des chansons, mais c’est très rare… C’est pour un anniversaire ?
— Presque. Seriez-vous prêt à me rendre cet immense service ?
— Pour vous, je ferais n’importe quoi, docteur. J’espère simplement en être capable.
— L’idée que vous acceptiez me touche déjà énormément. Il vous suffira d’être vous-même et ce sera parfait.
86
— Entrez !
Le docteur ouvrit la porte et passa la tête chez son locataire.
— Toujours pas de réponse ?
— Elle a même fermé sa boîte vocale…
Romain faisait peine à voir. Depuis plus d’une semaine, il se traînait, ne sortant que pour aller travailler. Pour éviter de le laisser seul à broyer du noir, Thomas venait lui rendre visite de temps en temps et dînait régulièrement en sa compagnie.
— Docteur, elle a confiance en vous… Vous pourriez l’appeler et lui parler ? Elle vous écoutera. S’il vous plaît…
— Croyez bien que je le regrette, mais je ne peux pas, pour beaucoup de raisons… C’est une affaire entre vous deux.
Le jeune homme soupira.
— Je devrais peut-être aller l’attendre à la sortie de ses cours ?
— Je ne vous le conseille pas. C’est risqué, surtout en public. Si elle se sent piégée, sa réaction pourrait être violente. Ne lui forcez pas la main.
— Alors c’est sans issue. Si ça se trouve, elle est déjà passée à autre chose et je ferais mieux d’en faire autant. On ne sera pas les premiers à qui ça arrive…
— Les échecs des autres n’allégeront pas votre peine longtemps. Elle ne vous manque pas ? Emma compte si peu, que vous soyez prêt à renoncer si vite ?
— Elle ne me laisse aucune chance d’arranger la situation.
— La première fois que vous vous êtes rencontrés, qui de vous deux est allé vers l’autre ?
Romain réfléchit un instant.
— C’est moi.
— Qu’est-ce qui vous a attiré chez Emma ? Était-ce une « bombasse » comme celle de l’autre soir ? Posez-vous des questions. Sentez-vous libre d’envisager toutes les possibilités. Est-ce que la jeune fille qui vous a fait perdre la tête peut devenir votre femme ? Vous imaginez-vous en train de raconter à vos proches que vous avez vécu un coup de foudre sauvage qui a fait table rase de votre passé pour vous conduire au bonheur ?
— Vous rigolez ? C’était purement physique…
Romain rougit en prenant conscience qu’il ne parlait pas à un copain.
— La toute première fois, qu’avez-vous remarqué chez Emma ?
La réponse fusa.
— Son rire. Je l’ai entendu avant de la voir. C’était pendant une soirée. Comme quoi il n’en sort pas que du mauvais… Je discutais avec un type et un éclat de rire a attiré mon attention. Il partait des tripes, communicatif, sensuel aussi. J’ai tout de suite eu envie de m’approcher.
— Qu’avez-vous apprécié ensuite ?
Le jeune homme prit le temps de se souvenir.
— J’ai aimé son caractère, la gentillesse dont elle sait faire preuve bien qu’étant capable d’être impitoyable. Lors d’un de nos premiers rendez-vous, elle m’a raconté qu’un soi-disant copain de lycée l’avait draguée pour en fait se servir d’elle et copier le travail que lui ne voulait pas faire. Par intérêt, il lui avait fait croire à des sentiments. Elle en était encore révoltée. Elle m’a alors dit une phrase que je n’oublierai jamais : « Je déteste que l’on me vole ce que je suis si heureuse de donner. » C’est sa façon de voir la vie. Et elle vous balance des trucs aussi forts avec son joli regard si timide… Tout ce que j’ai découvert d’elle m’a touché. Je n’ai jamais entendu Emma dire quelque chose dont elle n’était pas convaincue. Elle vaut mille fois mieux que moi. D’ailleurs, ce qui s’est passé le prouve…
— Vous avez fait le premier pas, mais elle vous a laissé approcher. Si elle est telle que vous la décrivez, cela veut dire que vous correspondez à ses valeurs.
— C’était probablement vrai jusqu’à l’autre soir…
— À vous de lui prouver que ce n’était qu’une erreur.
— Mais comment ? Elle refuse de me parler ou de m’entendre !
— Alors parce qu’aujourd’hui, aucune solution évidente ne se présente, vous êtes prêt à tout balancer en ne gardant de cette histoire que des regrets et de la culpabilité ?
— On finit sûrement par oublier…
— Romain, j’ai vécu quelques années de plus que vous. Il existe deux sortes d’hommes. D’un côté, ceux qui s’en foutent parce qu’ils ne se sentent jamais coupables. Ceux-là oublient sans problème. De l’autre, ceux qui ne vivent pas uniquement pour eux-mêmes, ceux qui font un peu attention à leur prochain parce qu’ils ont compris que seuls, ils ne sont pas grand-chose. Ceux-là n’oublient jamais.