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Le temps nuageux avait accéléré la tombée de la nuit. Deux véhicules. Deux équipes. Un seul plan, encore plus tordu que tous les précédents. Plus risqué aussi.

Dans la voiture de Romain, les hommes. Dans celle conduite par Pauline, les femmes. Aucune raison particulière à cette répartition, qui s’était faite naturellement. Des milliers d’années de civilisation n’effacent pas certains atavismes.

Étant donné la nervosité de Romain, Thomas avait préféré prendre le volant — même si lui-même n’était pas beaucoup plus calme. Il roulait en tête. Alors qu’ils approchaient du centre-ville, plusieurs tentatives de Pauline pour le doubler lui laissèrent penser qu’elle essayait de faire la course.

— Et si le rendez-vous n’a pas lieu ?

— Ce n’est pas votre problème, Romain. Respirez. Tout va bien se passer. On vous livre Emma et c’est à vous de jouer.

Sur la banquette arrière, Michael était coincé entre Jean-Michel et Francis. Pour la circonstance, les filles lui avaient composé un costume à partir de différents vêtements empruntés à tout le monde quand les tailles correspondaient. Le ténor portait ainsi la seule chemise du docteur, la veste du dimanche de M. Ferreira, un pantalon de Romain et les chaussures de sortie du Colonel. L’ensemble lui donnait fière allure. Pourtant, dans le rétroviseur intérieur, Thomas voyait bien que son chanteur n’était pas au mieux.

— Michael, détendez-vous.

— Facile à dire. Si ce n’était pas pour vous, je sauterais en marche.

Francis et Jean-Michel échangèrent un regard. Lequel des deux Michael choisirait-il d’entraîner dans sa chute ?

— Vous réalisez que je n’ai jamais chanté en public ? Même pas devant ma mère. Même pas devant vous ! Et là, je vais me retrouver à le faire en pleine rue !

Francis tenta d’apaiser ses craintes.

— Nous serons là, près de toi, tu ne seras pas seul. Si la foule t’impressionne, tu n’as qu’à fermer les yeux. J’ai fait ça une fois, quand j’ai eu un discours à prononcer dans la cour d’honneur devant un général et tout le régiment. J’avais une de ces pressions à l’idée de prendre la parole devant les huiles… Alors j’ai baissé les rideaux ! Bon, quand je les ai ouverts à nouveau, je me suis aperçu que j’avais pivoté sans m’en rendre compte et que j’avais déclamé mon texte face à la chaufferie. Étrangement, personne ne m’en a jamais parlé…

— C’est supposé le rassurer ? ironisa Jean-Michel.

Une fois les voitures garées, les deux groupes se retrouvèrent sur le trottoir. Chantal s’approcha de Romain.

— Ne fais pas cette tête-là, mon grand, on est tous là pour te soutenir ! Ne vois pas cette soirée comme une épreuve, mais comme une chance. Moi, si un beau jeune homme comme toi me jouait la sérénade, je te le jure, je serais à toi, où tu veux, quand tu veux !

Hélène intervint :

— Chantal, ne l’effrayez pas. Qu’il oublie tout, surtout nous. Romain, vous ne devez penser qu’à votre belle amie. Je suis certaine qu’elle appréciera votre geste.

— J’ai la trouille.

Hélène se pencha pour lui murmurer à l’oreille :

— Cela doit vouloir dire que vous l’aimez… Il n’existe pas de plus bel argument aux yeux d’une jeune femme.

Françoise tenta de rectifier le costume de Michael, qui ne tenait pas en place.

— Les grands artistes ont toujours le trac avant d’entrer en scène, lui souffla-t-elle. Je me souviens de ce que j’ai ressenti en vous entendant la première fois. Rien que d’y penser, j’en ai encore la chair de poule. Ce n’est pas sur votre appréhension que vous devez vous focaliser, Michael, mais sur l’effet que vous allez provoquer sur ceux qui vont vous entendre ce soir. Ils ont de la chance. Vous savez, beaucoup de grands talents ont été découverts alors qu’ils se produisaient dans la rue. Mais à ma connaissance, aucun ne servait une aussi jolie cause que vous, ce soir.

— Vous êtes trop gentille, madame Quenon. Je redoute quand même de ne pas m’en sortir. Nous avons si peu répété…

— Je vous ai entendu tout à l’heure. Je peux vous assurer que toutes les femmes vont espérer que c’est pour elles que vous chantez. Il suffit qu’une seule en soit convaincue.

Thomas vérifia son téléphone en s’adressant à Pauline :

— Votre batterie est bien chargée à 100 % ?

— Oh mon Dieu, c’est trop bête ! J’ai oublié, je vais tomber en panne…

Thomas paniqua immédiatement.

— Vous vous rendez compte ?

— Que vous êtes à cran, oui. Décompressez, docteur. Bien sûr que mon téléphone est chargé à bloc. Vous me l’avez demandé au moins vingt fois aujourd’hui…

— Ne m’en veuillez pas, je suis nerveux.

— Nous le sommes tous.

Puis, à voix basse, elle ajouta :

— Je me doute de ce que vous ressentez. Je sais ce qui se joue pour vous ce soir.

— Pour eux surtout.

— On va faire notre possible.

— Vous me téléphonez dès que vous la voyez.

— À vos ordres. Et comptez sur moi pour faire une grattouille de votre part au chat sur l’arbre.

— Merci.

Tel un sportif prêt à s’élancer pour un marathon, Thomas inspira profondément et souffla pour se relaxer.

— Il est temps d’y aller.

Chacun rassembla son groupe, prêt à lancer l’opération.

— Pauline ?

— Si c’est encore pour me demander si mon téléphone est chargé, je vous tape.

— Quoi qu’il advienne ce soir, je veux vous dire que si j’avais eu la chance de vous connaître plus tôt, jamais je n’aurais attendu de vous perdre pour découvrir ce que vous valez.

— Merci. Voulez-vous que je vous dise la phrase que vous ne voulez surtout pas entendre ?

— Mais enfin…

— C’est une thérapie qu’un grand médecin m’a enseignée. Je lis dans votre esprit comme dans un livre ouvert. Vous n’entendez que ma voix et ça m’arrange bien. Vous ne voulez surtout pas entendre que votre vie est derrière vous, que vous êtes usé, que vous ne pouvez plus séduire personne, que vous avez laissé passer votre chance et que vous êtes le pire compagnon possible, doublé d’un père incapable qui a lui-même tricoté le sac de nœuds dans lequel nous risquons tous de périr pendus ce soir.

Thomas se figea. Dans le zoo qui lui servait d’esprit, la totalité des bestioles couraient en tous sens en poussant des hurlements, avec la tête en feu.

— Ne vous en faites pas, docteur. Rien de tout cela n’est vrai, et si quelqu’un s’avisait de vous le dire, je lui casserais moi-même la figure.

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Le choix de l’emplacement était stratégique et Thomas l’avait déterminé avec le plus grand soin. Quelle que soit la destination d’Emma ce soir, elle avait toutes les chances de passer par ce croisement-là.

— Romain, asseyez-vous ici, et Michael, placez-vous là, s’il vous plaît. Si mes prévisions s’avèrent exactes, la demoiselle devrait déboucher de la rue exactement en face.

Le docteur vérifia l’alignement. Francis, posté au coin du carrefour, leva un pouce pour signifier que la position des artistes était excellente. À ses côtés, Jean-Michel surveillait déjà les alentours.

Michael, comme s’il se trouvait au bord d’un précipice et avait peur du vide, évitait de regarder devant lui.

— Comment pouvez-vous être si sûr qu’elle arrivera par là ? s’étonna Romain.

— J’ai étudié le plan de la ville, et que ce soit pour aller vers les galeries commerçantes ou vers son arrêt de bus…