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Thomas s’interrompit à la seconde où il s’aperçut que Romain le dévisageait bizarrement. Avait-il trop parlé ?

— C’est super étrange que vous ayez trouvé cela, parce que c’est aussi dans ce quartier qu’elle vient souvent prendre un verre avec ses amies. Sacrée coïncidence…

Le docteur soupira intérieurement et se rappela ce que Darsheel disait à propos du hasard.

Le téléphone de Thomas sonna.

— Oui, Pauline ?

— Elle vient de sortir de l’école. On est toutes postées aux points clés du trajet. La pauvre petite, vous la verriez… Elle semble tellement fatiguée avec son air tristounet. C’est à peine si on la reconnaît.

— Vous êtes sûre que c’est elle, au moins ?

— Vous me prenez pour qui ? Vous mériteriez que je vous ramène la première venue. Gérez votre équipe, je gère la mienne. Les filles contre les garçons. On comptera les points à la fin.

— Vous êtes folle. On reste en ligne.

— Elle discute maintenant avec une fille, mais à sa posture, on sent qu’elle est déjà en train d’essayer de couper court pour s’en aller. Et de votre côté, comment vont nos artistes ?

— Ils sont terrifiés, chacun pour des raisons différentes.

— Les deux jouent gros ce soir. Attention ! Emma vient de quitter sa camarade. Elle traverse la place. La vache, quand même, qu’est-ce qu’elles font jeunes ! J’ai du mal à croire que dans un an, elles feront le même métier que moi. On dirait des enfants. À moins que ce ne soit moi qui ai l’air d’une mamie…

L’infirmière se ressaisit.

— Docteur ?

— Oui.

— Oubliez ce que je viens de dire.

— C’est fait.

— Menteur.

Michael se chauffait la voix. Seuls quelques passants remarquaient ce grand type et le guitariste assis à ses pieds. Romain enchaînait les accords au hasard pour s’assouplir les doigts et Michael chantait de son côté. Une parfaite cacophonie. Si par hasard l’idée leur était venue de ramasser un peu d’argent, ils n’auraient pas récolté grand-chose. Peu importait. Quand le moment serait venu, ils joueraient pour bien plus que de la monnaie.

La voix de Pauline s’éleva à nouveau à l’oreille de Thomas :

— Emma s’engage dans la rue Colomb. Elle passe près de Chantal. Tout va bien. Non, attendez, elle semble hésiter. Elle s’arrête. Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle va prendre un autre chemin ?

— Non, c’est Chantal qui l’aborde. Elle lui prend le poignet. Elle lui parle. Mais qu’est-ce qu’elle fait à lui tripoter les doigts comme ça ?… Mon Dieu ! On dirait que Chantal va lui lire les lignes de la main !

— On avait dit pas d’improvisation !

— Ne vous en faites pas. Je suis prête à intervenir. J’espère qu’elle ne va pas lui filer la lèpre !

— Vous êtes grave, on est en pleine galère et vous trouvez encore le moyen de faire de l’humour ?

— Je sais, beaucoup de gens sont jaloux de ce don du ciel. Dans certains pays, je suis considérée comme une divinité. Vous n’avez jamais eu envie de me vénérer ?

Thomas ne put s’empêcher de sourire.

— C’est bon, reprit Pauline, Emma s’est dégagée et repart dans la bonne direction.

Thomas relâcha son souffle et fit signe aux garçons que, pour le moment, tout se déroulait comme prévu.

Grâce à Pauline qui lui décrivait tout, il suivit le cheminement de sa fille en temps réel. Emma passa près d’Hélène, puis de Françoise — il était alors exactement 19 h 19, et celle-ci y vit un signe.

Jean-Michel, plus grand que Francis, l’aperçut logiquement le premier. Il fit de grands signes et son complice se précipita, au cas où les gestes de sémaphore de M. Ferreira n’auraient pas été assez clairs.

Parallèlement, Pauline annonça au téléphone :

— Vous devriez l’avoir en visuel d’un instant à l’autre.

— Merci beaucoup, on raccroche et on croise les doigts.

— Souhaitez bonne chance aux garçons. À vous aussi, Thomas.

L’infirmière coupa la communication.

— Michael, Romain, c’est à vous dans quelques secondes. On va vous donner le top. Respirez bien à fond et donnez tout.

Le docteur s’éloigna pour se poster derrière l’angle d’une vitrine. Lorsqu’il vit Emma déboucher au croisement, il donna le signal.

90

Romain attaqua par un accord de guitare bien plus senti que ce qu’il avait joué pour s’entraîner. Il posa la mélodie et Michael se lança dans son sillage. Le long du trottoir, la voix du ténor se répandit comme une traînée de poudre dans la nuit. Il chantait les yeux fermés, dans la lueur des vitrines et des réverbères. Les deux hommes avaient à peine plus de trois minutes pour transformer une impasse en champ des possibles.

L’histoire d’un lit trop grand pour celui qui y dort désormais seul. L’aveu d’un homme qui souffre chaque fois qu’il entend le nom de celle qui n’est plus sa compagne. Par sa faute.

Les premiers passants tournèrent la tête, curieux. Certains s’arrêtaient déjà. Emma approchait, mais elle était encore trop loin. Thomas la regardait avec intensité, comme quand il la suivait, comme lorsqu’il cherchait à la connaître. Pourtant, ce soir, il n’était pas là pour l’étudier mais pour découvrir ce que serait son verdict. Il ne comptait pas l’influencer. Il ne souhaitait pas interférer, mais simplement faire en sorte qu’elle puisse avoir un choix. Si elle passait sans rien remarquer, il se risquerait certainement à la rattraper pour l’inciter à découvrir ceux qui jouaient. Il n’y aurait pas une seconde à perdre, car aucune occasion aussi belle ne se représenterait. Cela lui compliquerait certainement l’existence, car l’ampleur de son implication pourrait difficilement se justifier uniquement par la bienveillance. Il fallait de vraies raisons pour se démener autant. Peu importe. Il n’était pas là pour lui, il se battait pour eux. Pour Emma et Romain.

En contemplant la scène qui se déroulait devant lui, Thomas prit conscience qu’il en aurait fait autant si le couple avait été en danger par la faute de sa fille. Ce soir, son intention n’était pas d’orienter le destin pour servir les intérêts de son enfant. Il cherchait avant tout à offrir une seconde chance à un jeune couple qu’il ne voulait pas voir se briser stupidement.

Michael et Romain étaient parfaits. De plus en plus de badauds s’arrêtaient pour les écouter. Thomas avait vu juste. Personne mieux que Michael ne pouvait mettre autant d’émotion dans cette chanson. À cet instant, il était la voix idéale de Romain.

Trop jeune, trop stupide pour se rendre compte de ce qu’il avait fait.

Emma marqua le pas. Réagissait-elle aux paroles comme Pauline avant elle ? La jeune femme sembla chercher d’où provenait la musique. Elle s’approcha de l’attroupement qui s’était formé devant les deux artistes. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour essayer de les apercevoir.

Redoutant qu’elle ne puisse voir Romain, Francis démarra en trombe et se faufila à côté d’elle pour lui ouvrir discrètement un passage entre les spectateurs. Attirée comme un aimant par les textes, la voix et la musique, Emma s’avança. La beauté de l’interprétation semblait créer une bulle aussi loin que la voix portait. Les conversations s’interrompaient, les gens levaient le nez de leur téléphone. D’autres s’approchèrent encore. Thomas quitta son poste d’observation pour gagner le lieu où tout se jouait.

Emma regardait Michael qui chantait toujours, les yeux fermés et les poings serrés. Devant elle, deux personnes l’empêchaient encore de bien voir le guitariste, qui se débrouillait vraiment très bien. Francis tira l’une d’elles par la manche et dégagea ainsi son champ de vision.