Dans le bureau, Thomas découvrit une pile de dossiers et de parapheurs posés bien en évidence, deux armoires remplies d’archives et, sur le panneau de liège qui occupait la moitié du mur, une impressionnante collection de notes de service. Il remarqua tout de suite l’ordinateur et l’imprimante. Il allait en avoir besoin.
— Ce poste est-il connecté à Internet ?
L’infirmière fut un peu déroutée par la question mais acquiesça comme si de rien n’était. Le docteur passa quelques notes en revue. Tout ce papier gâché et ce formalisme le laissaient perplexe.
— Votre prédécesseur était fan de « petites notes », précisa la jeune femme. Il en rédigeait pour tout…
— Je vois. Il doit y avoir un nom pour ce type de pathologie…
— C’était probablement un bon gestionnaire. Mais sur le plan humain… Trois ans après, il se trompait encore sur le nom des résidents.
— Ils sont au nombre de six, c’est ça ?
— Cinq. Mme Berzha nous a quittés, paisiblement, dans son sommeil. Nos effectifs se composent donc aujourd’hui de trois femmes et deux hommes. De soixante et onze à quatre-vingt-huit ans. Puis-je me permettre une question ?
Voilà bien longtemps qu’une femme n’avait pas regardé Thomas aussi franchement dans les yeux. Troublé, il se replongea dans la note sur le remplissage des distributeurs de savon liquide.
— Je vous en prie.
— Pourquoi avez-vous choisi ce poste ?
— J’ai de la famille dans la région.
Pour éviter d’être questionné davantage, Thomas fit mine de s’intéresser à un mémo sur le volume de pain à distribuer.
— Qui s’occupe des repas ?
— La municipalité les livre deux fois par jour. Mais c’est moi qui prépare le petit-déjeuner.
— Certains résidents demandent-ils des soins particuliers ?
— Ils sont relativement autonomes. Trois d’entre eux bénéficient d’un suivi. Je vous présenterai leurs dossiers si vous le souhaitez. Vous êtes le premier à vous soucier de leurs soins…
— Je fais sans doute un assez piètre gestionnaire, mais je suis médecin de formation.
— Dans quelle spécialité ?
— Les causes perdues au bout du monde.
La jeune femme éclata de rire. C’était la seconde fois qu’elle le faisait depuis que Thomas était arrivé, et il appréciait déjà la spontanéité et l’énergie qui se dégageaient de sa collègue.
— Docteur, je vous fais visiter ?
5
Selon les normes pratiquées à Ambar, l’appartement de fonction était assez vaste pour loger Kishan, sa femme, ses trois enfants, ses parents, ses beaux-parents et même quelques oncles. Thomas jeta un rapide coup d’œil à son nouveau logement et abandonna son sac dans l’entrée.
— Les résidents ne montent jamais à cet étage. Vous y serez chez vous. Il y a même un accès direct vers l’extérieur si vous le souhaitez, par l’escalier au bout du couloir.
— Et là, qu’est-ce que c’est ?
— Un autre logement, plus petit. Il sert de réserve. On y entrepose des meubles. Certains datent de la crèche.
— La résidence semble confortable.
— Vous trouvez ? Tant mieux. Votre prédécesseur la jugeait exiguë et vieillotte… Ce foyer pour personnes âgées était à l’origine une expérience pilote gérée par la caisse d’assurance maladie et la municipalité. À la fermeture de l’usine, la ville a racheté les murs pour transformer la crèche. L’idée était bonne : peu de résidents dans un cadre plus familial. Mais la caisse s’est peu à peu désengagée et ils ont fini par demander aux pensionnaires de mettre la main à la poche.
Thomas s’approcha d’une des fenêtres qui donnait vers l’arrière du bâtiment et s’étonna en apercevant le vaste espace.
— C’est un jardin ?
— Un ancien verger qui s’étend jusqu’à la rivière qui passe au pied du grand saule, là-bas. La Renonce, pleine de truites à ce qu’il paraît. Je vous emmènerai voir, si vous voulez.
— Pourquoi pas ? Depuis combien de temps travaillez-vous ici ?
— Depuis l’ouverture, un peu plus de trois ans. Avant j’étais en hôpital, mais les rythmes et l’ambiance devenaient trop tendus. Et puis je voulais pouvoir m’occuper de mon petit garçon. Au moment où son père nous a quittés, j’ai changé pour prendre ce poste.
Deux mois plus tôt, Thomas aurait écouté l’histoire du père laissant sa femme et son enfant comme un banal fait de société. Il ressentait la situation différemment aujourd’hui.
— Quel âge a votre fils ?
— Bientôt huit ans.
Par habitude, Thomas faillit demander s’il était en bonne santé, mais il s’abstint. Il enchaîna :
— Les résidents savent-ils qu’un nouveau directeur est nommé ?
— Vous plaisantez ? Évidemment qu’ils le savent ! À la seconde où vous êtes entré, je suis certaine qu’ils vous ont épié. Vous verrez qu’ils ont parfois un côté très enfantin, que j’aime bien d’ailleurs.
— Ils m’ont épié ? Sérieusement ?
— Bien sûr. Pour être franche, ils n’ont jamais apprécié votre prédécesseur. L’hiver dernier, M. Lanzac a eu la grippe et il ne se levait que pour essayer de lui refiler sa crève. Il a fini par réussir !
— Charmant. Et vous, que pensiez-vous de l’ancien directeur ?
— Je peux être honnête ?
— C’est une bonne base si nous devons travailler ensemble.
Quelque chose d’imperceptible se modifia dans l’attitude de la jeune femme.
— Il n’était pas trop…
Elle hésita puis, s’apercevant que Thomas attendait sa réponse, lâcha :
— C’était un petit bureaucrate carriériste qui n’avait rien à faire dans le social. Ce type n’a jamais travaillé que pour lui.
Ayant rendu son verdict, Pauline reprit aussitôt son air avenant.
— Descendons, je vais vous présenter les résidents.
6
Pauline Choplin entraîna le docteur jusqu’à la salle commune. Les murs étaient bariolés de serpentins multicolores et de petits animaux aux formes rondes sans aucun doute fascinants pour les moins de cinq ans. D’un geste, elle invita Thomas à faire silence avec la mine réjouie d’une gamine qui prépare une bonne blague. Élevant un peu la voix, elle déclara :
— Et maintenant, monsieur le directeur, voulez-vous que j’aille chercher nos pensionnaires ?
Thomas la regarda sans bien comprendre. Elle lui glissa à voix basse :
— Là, vous êtes censé dire « avec plaisir » ou « tout à fait d’accord ».
Il acquiesça, prit une voix grave et lança avec force :
— Tout à fait d’accord !
L’infirmière lui fit signe de tendre l’oreille. Un bruit de porte qui s’ouvre, puis un second. Très vite, une première silhouette apparut en trottinant. Une petite dame voûtée aux cheveux d’un blanc immaculé franchit le seuil de la salle comme si elle passait la ligne d’arrivée d’une course au ralenti. Elle s’avança en dévisageant le nouvel arrivant. Ses yeux étaient clairs et son regard d’une vivacité bien plus grande que celle de son corps. Elle lui tendit la main.
— Bonjour, monsieur, je m’appelle Françoise Quenon. Vous savez, cette nuit, je me suis réveillée à 2 h 22, puis à 4 h 44 et 5 h 55 ; vous êtes arrivé à 9 h 09…
Un deuxième pensionnaire déboula aussi vite qu’un vieux monsieur peut le faire, passa devant la petite dame et serra vigoureusement la main du docteur.
— Francis Lanzac. Mes amis m’appellent « Colonel ». Faites pas attention, docteur, elle est folle. Elle voit des signes surnaturels partout. Avec ses histoires d’heures à la noix, elle va vous annoncer que vous êtes l’antéchrist et que vous venez pour nous prendre nos âmes et nos biscuits au citron.