— Romain, dès l’instant où je t’ai connu vraiment, où j’ai su qui tu étais, j’ai fait ce que j’ai pu pour toi. As-tu eu le moindre problème à cause de ce que je t’ai fait ou conseillé ?
— Aucun, jusqu’à ce que je m’aperçoive que tout n’était qu’une embrouille pour me pousser à servir vos plans vis-à-vis de votre fille.
— Tu te trompes. Emma ne sait même pas que j’existe.
— Eh bien il est temps qu’elle l’apprenne. On va faire le ménage. Je vais vous foutre la tronche face à vos mensonges.
— Non, s’il te plaît ! Ne fais pas ça.
— Pourquoi ?
— Tu me feras du mal, mais ce n’est pas le plus grave. C’est elle que tu risques de faire souffrir le plus. Je te l’ai dit, moi je ne compte plus, mais elle… Songe qu’elle considère l’homme dont elle porte le nom comme son père. Tu vas détruire sa famille…
— Encore des mensonges pour me balader.
— Romain, je te fais une promesse : si tu gardes le secret, je disparais. Tu n’entendras plus jamais parler de moi. Je repars en Inde, ou ailleurs, et tu feras ce que tu veux mais je t’en supplie, ne dis rien à Emma. Je n’ai jamais rien été dans sa vie. Je ne veux pas être que cela.
À bout de forces, Thomas s’adossa au mur et, dans un ultime geste de protection, cacha son visage dans ses mains, comme derrière un bouclier. Les paupières closes de toutes ses forces, il ne voulait plus ni voir, ni entendre, et encore moins ressentir. Épuisé, il aurait donné n’importe quoi pour suspendre le temps quelques minutes afin de reprendre son souffle, de savoir où était le nord, de se réveiller de ce cauchemar. Que pouvait-il avouer d’autre à Romain ?
Un claquement sourd l’obligea à ouvrir les yeux pour affronter la réalité. Romain n’était plus dans la pièce. Le docteur pria pour que le bruit qu’il avait entendu ne soit pas celui de la porte extérieure. Soudain, un moteur démarra dans la rue. Romain partait. Le sang de Thomas se glaça. Il se précipita à sa poursuite, mais lorsqu’il arriva, essoufflé, sur le trottoir, la voiture du jeune homme n’était plus qu’un point lointain dans la nuit.
97
— Vilaine soirée. Pas vrai, doc ?
Resté planté au beau milieu de la rue, désemparé, Thomas fit volte-face et découvrit Francis, assis sur les marches de l’entrée de la résidence.
— En plus, je parie que vous n’avez pas pris vos clés, ajouta le Colonel. Si je n’étais pas là, vous seriez enfermé dehors tout seul. Un genre de réussite totale…
— Vous avez tout entendu ?
— Je vous rappelle que c’était mon tour de garde, écouter fait partie du job. Ça va, vous encaissez ?
— Pas le choix. Comment va le chien ?
— Il dort. C’est drôle, son rythme respiratoire s’est calé sur celui du chat et de Michael. Les trois sont synchrones. Il y aurait certainement quelque chose à creuser à ce sujet.
Thomas vint s’asseoir à côté de M. Lanzac et se passa la main dans les cheveux en soupirant.
— Si j’étais un de vos bleus, quel conseil me donneriez-vous ?
— Ça m’embête d’avoir à vous répondre cela, mais je n’en ai aucune idée.
— C’est si grave ?
— C’est vous le docteur.
— Vous vous rendez compte ? Il est peut-être en route pour tout raconter à Emma…
— Je ne crois pas qu’il le fera. Mais dans votre état, il vaut encore mieux que vous le redoutiez.
— Pourquoi me souhaiter un sort aussi cruel ?
— Parce que tant que vous vous inquiéterez de ce qu’il va faire vis-à-vis de votre fille, vous survivrez. C’est toujours ça de pris. Avoir peur pour soi vous détruit, alors qu’avoir peur pour ceux que vous aimez vous donne tous les courages.
— C’est terrible. Voir les gens vivre et se dire que l’on n’a rien à faire avec eux. Constater que malgré tout l’amour que l’on peut leur donner, on ne sert pas à grand-chose…
— Je suppose que tous les parents ressentent cela un jour ou l’autre.
— C’est ce que j’ai ressenti en pensant à Emma ce soir.
— C’est ce que je ressens maintenant vis-à-vis de vous. Vous savez, doc, depuis que vous êtes arrivé, je vous vois vous demander ce qu’être « papa » signifie. En vous regardant faire, j’ai peut-être trouvé une réponse. Je crois qu’être père, c’est tout donner sans compter, tout dire sans mentir, et accepter que ceux à qui vous l’offrez en fassent autre chose que ce que vous espériez.
— Vous faites un excellent paternel, même sans cartouche.
— Vous savez quoi, doc ? On ne devrait jamais parler de la fin aux jeunes, on devrait les laisser découvrir la vie sans rien leur dire. Offrons-leur la chance de se faire surprendre par l’amour, par la violence du monde, par ce qu’offre ou ce que coûte chaque âge, et même par la mort. Envisager l’existence comme une odyssée plutôt que comme une feuille de route dont on coche les passages obligés. On les encombre, on leur enseigne nos peurs, on ne leur montre que nos échecs, on ne leur donne que des leçons. Et nous sommes incapables de leur faire ressentir nos joies et nos espoirs, qui pourtant justifient tout.
— Si on ne leur dit rien, ils repartiront toujours de zéro. On ne progressera jamais.
— Si, vous verrez. Ils feront mieux. Chaque fois qu’un individu plus doué que nous entrera dans l’arène, il ira plus loin et se battra jusqu’à s’affranchir de ses chaînes. Trouver plus futé que nous ne doit pas être difficile, pas vrai ?
Le Colonel huma l’air hivernal.
— On l’aura sentie passer, cette journée. Pourtant personne n’aura de médaille ou de week-end de permission pour autant.
— Merci, Francis.
— De rien, fiston. Dis-moi, tu ne comptes pas vraiment disparaître ?
— S’il le faut, j’y suis prêt.
— Tout le monde serait triste de ton départ, mais il y en a une que ça tuerait…
Les deux hommes se regardèrent.
— Depuis que tu es là, Pauline n’est plus la même. Avant, elle faisait son travail ; maintenant, elle vit. C’est de ta faute. Où que tu ailles, ne sois pas con, emmène-la.
— Mais…
— Je t’en prie, ne me sers pas le couplet du « il est trop tard » ou du « je ne vaux rien ». Il n’y a pas d’âge pour rencontrer les autres, que ce soit à travers ce que l’on a raté ou réussi.
Thomas baissa les yeux.
— Vous croyez que Pauline accepterait…
— Des années d’études pour être aussi con, c’est pas possible ! Tu as un vrai ticket avec elle, même les chats ont dû s’en rendre compte.
Le Colonel respira à nouveau l’air, mais cette fois en faisant la grimace.
— Qu’est-ce qui pue comme ça, un rat crevé ?
— Ça doit être moi… Avec Romain qui m’attendait comme au coin du bois, je n’ai pas eu le temps de prendre de douche…
— Alors je te conseille d’aller à la rivière et de te laver, parce que j’ai moi aussi oublié les clés en sortant. On est enfermés dehors comme des blaireaux. Quelle guigne ! Si je chope la grippe, je ne sais même pas à qui je vais pouvoir la refiler.
98
Dans les jours qui suivirent, Thomas ne fut plus que l’ombre de lui-même. Il avait beau s’efforcer de donner le change, personne n’était dupe. Chaque fois que le téléphone sonnait, il se précipitait. Il en revenait toujours la mine sombre et le visage fermé. Il gardait son portable allumé jour et nuit, toujours près de lui, espérant et redoutant à la fois un appel de Romain ou, pire, d’Emma.
Le locataire n’était pas repassé à son appartement. Il avait disparu, abandonnant toutes ses affaires sur place. Thomas s’était tellement inquiété qu’il avait vérifié auprès de la morgue et de l’hôpital. Romain avait dû fuir ailleurs. Parfois, Thomas ouvrait la porte du logement du jeune homme et, sans oser y pénétrer, regardait depuis le seuil. Le mug sur l’évier, les vêtements sur le dossier de la chaise, le lit défait dont l’oreiller portait encore la trace de sa tête, la revue informatique ouverte sur la table. Des artefacts de vie, comme s’il allait revenir d’une seconde à l’autre, alors qu’il ne reviendrait peut-être jamais.