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— Misère ! J’aurais dû m’en douter. Le premier rapport contrarie leurs projets alors ils nous collent une contre-visite…

Pauline lui fit signe de parler moins fort.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle à voix basse. Elle a sûrement déjà remarqué Jean-Michel et Françoise en pleine forme dans le salon, sans parler d’Hélène qui joue dehors avec le chien…

— Faites-la entrer, je vais lui parler.

— Docteur, j’ai fait un plein à 38,10. Je ne le sens pas bien…

— Laissez la malédiction de la pompe à essence en dehors de tout ça. De toute façon, on ne peut rien faire d’autre que négocier. On ne va pas l’assassiner et l’enterrer au fond du verger.

— Je sais ce qu’en dirait Francis…

— Pauline… L’inspectrice attend. Et plus elle attend, plus elle en voit…

— Mon Dieu, vous avez raison !

L’infirmière s’éclipsa vivement et Thomas en profita pour arranger son bureau. Il plaça la photo de ses amis indiens bien en évidence, à la fois pour l’aspect humanitaire qui pouvait crédibiliser son image, mais aussi — bien qu’il vienne de rejeter les superstitions — comme un porte-bonheur.

Pauline se présenta à la porte.

— Par ici, madame. Monsieur le directeur va vous recevoir.

Thomas se leva pour l’accueillir, affûtant déjà son discours le plus avenant.

— Bienvenue, chère madame. Je suis toujours à la disposition de nos partenaires.

En découvrant la visiteuse, le médecin s’arrêta net. La femme lui tendit la main avec un sourire éclatant.

— Enchantée, docteur Sellac.

Abasourdi, Thomas remercia l’infirmière qui, ayant senti son trouble, sortit en se demandant ce qui clochait. Le docteur s’empressa de fermer la porte derrière elle pour ne pas avoir à gérer une situation plus compliquée qu’elle ne l’était déjà.

— Céline…

— Thomas.

— Comment as-tu…

— Emma souhaitait que je relise son mémoire. Le nom du « médecin de terrain qui a passé vingt ans auprès des plus démunis » a tout de suite ravivé des souvenirs.

— Je ne m’attendais pas du tout…

— Moi non plus, surtout après toutes ces années. Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? Est-ce le fruit du hasard ? Te connaissant, j’ai du mal à y croire.

Pour éviter d’avoir à répondre alors que son esprit affrontait un séisme de surprises et d’émotions, Thomas invita Céline à s’asseoir. Elle remarqua que le docteur s’était attribué la chaise la moins confortable pour laisser le fauteuil aux visiteurs, et s’en amusa.

— Tu n’acceptes toujours pas d’être le mieux installé.

— La culpabilité du survivant. Je dois trimballer ça d’une vie antérieure…

Il contempla celle qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps autrement qu’en ombre chinoise. Quelques rides au coin des yeux, des vêtements aux couleurs plus sages, mais toujours ce regard, cette dynamique des gestes à la fois vive et précise. Il s’abandonna un instant au plaisir de la retrouver. Elle aussi le dévisageait. Dans un souffle apaisé, il murmura :

— C’est bon de te voir. Sacrée surprise.

— Tu détestais les surprises…

— Pas celle-là.

— Tu n’as pas trop changé, fit-elle. Si je t’avais croisé dans la rue, je t’aurais certainement reconnu. Tu as l’air en forme.

— Toi aussi. Tes cheveux sont plus courts…

— Si c’est vraiment tout ce que tu remarques, tu es nul au jeu des différences. À moins que tu n’aies appris à mentir.

Ils échangèrent un sourire complice. Le premier depuis leur séparation.

— Lorsque je suis tombée sur ton nom dans l’exposé d’Emma, il m’a fallu quelques secondes pour réaliser. Ça m’a fait drôle de le voir écrit. J’étais plus habituée à l’entendre qu’à le voir imprimé noir sur blanc. C’est déstabilisant, plus officiel, moins proche également. Le lire a été comme le déclic d’un mécanisme de passage secret. Un mur s’écarte pour conduire vers une pièce secrète oubliée…

— Poussiéreuse avec des cadavres dans le placard ?

— Non, et je vais même te dire : je ne soupçonnais pas que tout y était si bien rangé, à l’abri. La pièce n’était pas condamnée, juste fermée. Pourtant j’étais convaincue que je n’entendrais plus jamais parler de toi.

— Emma sait-elle que tu…

— Elle ignore tout de ma visite. D’ailleurs, ce matin encore, je ne me doutais pas moi-même que j’allais venir. Je n’arrêtais pas de penser à toi, à nous. Et puis en partant faire les courses, sur un coup de tête…

— Tu as bien fait.

— Combien de temps aurais-tu encore attendu avant de me contacter ?

— Je suis venu te voir dès le premier soir. Chez toi.

— Nous n’étions pas là ?

En parlant de sa vie, Céline disait « nous ». Lui ne disait que « je ».

— Si. Vous étiez présents. Je vous ai observés depuis la rue. Trop de comptes à régler avec moi-même pour me présenter à toi. Je ne me voyais pas débarquer à l’improviste si longtemps après.

— Surtout sans avoir donné le moindre signe de vie pendant toutes ces années…

— Je sais. Cela ne rachètera jamais mon comportement, mais je te demande pardon. J’ai été nul. D’abord trop stupide pour me rendre compte de ce que je perdais en te quittant, et ensuite trop honteux pour oser reprendre contact.

— Thomas, nous n’en sommes plus là. Je fais ma vie, je suis passée à autre chose. Sans rancune.

— Moi j’en suis toujours un peu là et je m’en veux encore.

— Évidemment, te voir partir n’a pas été facile. En toute franchise, si j’accepte d’y repenser vraiment, je crois que je t’aimais. J’ai été malheureuse, c’est vrai.

— Désolé.

— J’ai éprouvé de la peine mais peu de colère. Ce n’est pas pour une autre que tu m’as quittée. Je ne faisais pas le poids face à ce qui motivait ton départ. J’ai depuis appris que les jeunes idéalistes ingérables font souvent des hommes bien.

— Quelle sagesse…

— Je n’aurais certes pas tenu un discours aussi magnanime juste après ton départ. D’ailleurs, quand es-tu rentré ?

— En septembre.

— Le mal du pays ?

— Je suis tombé sur Benjamin Trodet au fin fond de l’Inde. Le monde est petit. Tu te souviens de lui ? Toujours quelque chose à vendre, même quand ça ne lui appartenait pas. Enfin bref, c’est lui qui m’a révélé que tu avais eu une fille peu de temps après mon départ…

— Tu t’es imaginé qu’elle était de toi ?

Thomas blêmit.

— Elle ne l’est pas ?

L’œil pétillant, Céline ménagea un court suspense.

— Si. C’est ton dernier cadeau.

— As-tu essayé de m’avertir ?

— Non. Même si je n’avais pas prévu d’avoir un enfant, j’ai voulu la garder. Elle est tombée au bon moment. Un coup de pied aux fesses. Elle m’a obligée à grandir, même si c’était moi la mère ! Je suppose que me battre pour elle m’a aidée à oublier ce qui encombrait ma vie. Toi, tu voulais partir. Chacun de nous a en fin de compte vécu ce qui lui correspondait. Tant pis si c’était séparément.

— J’aurais dû être présent pour t’aider à élever Emma…

— Thomas, arrête de te mortifier. Je parie qu’en maternelle, tu avais déjà des regrets sur ton passé ! J’ai connu des jours compliqués, mais pas seulement. J’ai aussi partagé beaucoup de moments fabuleux avec Emma. Elle n’avait que moi et je n’avais qu’elle. Nous avons traversé ses premières années avec une intensité qui nous lie encore aujourd’hui. Que voulais-tu que je fasse ? Essayer de te rechercher en Afrique pour t’obliger à revenir ? Avec ton sens du devoir, je suis certaine que tu aurais accepté. On aurait alors organisé un joli mariage autour de mon ventre rebondi. On aurait acheté une petite maison. Combien de temps aurais-tu tenu dans cette vie-là ? Tu n’étais pas du genre à te poser. Pas prêt à fonder une famille. Tu t’interdisais d’être heureux. Toujours volontaire pour être en première ligne, partout, tout le temps, comme si tu t’en voulais d’avoir la chance d’être né sous une meilleure étoile que d’autres. Alors même si cela n’a pas été facile, je t’ai laissé partir. As-tu des enfants ?