Sur la pointe des pieds, Thomas monta à l’étage. Il entra chez lui. « Chez lui » : une notion toute relative pour lui qui avait changé tant de fois d’adresse et se retrouvait ici sans l’avoir vraiment choisi. Il avait réparti ses affaires dans l’appartement, mais il possédait si peu que ses objets personnels paraissaient perdus dans l’immense espace qui lui était attribué. Il faut dire qu’à Ambar, ses biens tenaient tous sur une étagère et ses vêtements sur quelques cintres suspendus à une corde tendue. Par une étrange ironie du sort, le seul objet qu’il ait toujours gardé d’une mission à l’autre était une trousse de couleur grise qu’il avait empruntée autrefois à Céline et jamais rendue. Il y rangeait ses stylos encore aujourd’hui. Unique relique de sa seule histoire sérieuse. Une trousse, même pas médicale. Et une fille.
Il passa de pièce en pièce, s’arrêta devant un poster représentant un chalet suisse laissé par son prédécesseur. Il y avait bien des traces d’autres sous-verres, mais tous avaient été retirés. L’autre avait sans doute des photos. Peut-être sa famille, sa femme, ses enfants ou des amis. Des souvenirs. Thomas n’avait rien à accrocher au mur. Il n’avait de son histoire que ce dont il se souvenait et ce soir, personne pour les partager ou les lui rappeler. Sa sœur conservait sans doute des clichés de leurs jeunes années, mais elle ne lui parlait plus. Elle ne lui avait jamais pardonné de ne pas être rentré pour les obsèques de leurs parents, morts dans un accident de voiture dix ans plus tôt. Elle avait toujours refusé de croire que les messages envoyés à son frère étaient arrivés avec deux mois de retard. Pourtant, c’était la vérité.
Thomas avait bien pensé afficher les photos d’Emma, mais il tenait trop à ces feuilles pour leur infliger ne serait-ce qu’un trou de punaise ou une trace de ruban adhésif. Et puis Pauline pourrait les voir et poser des questions.
Alors, il s’assit devant son plateau presque froid. Des petites portions rectangulaires posées dans leurs barquettes. Des plats indéfinissables. La sauce avait certainement été dosée par un robot. Entrée, plat, dessert, un petit pain, une minuscule bouteille de vin et une bouteille d’eau. Rien ne lui faisait envie. Là, tout de suite, ce qu’il aurait voulu, c’est être mal assis face à Kishan, en train de manger les préparations de sa femme dont il n’arrivait même pas à deviner la composition ou à prononcer les noms. Pourquoi avait-il quitté le seul endroit où il s’était jamais senti chez lui ? Quelle vie mènerait-il si une rencontre fortuite ne l’avait pas renvoyé à son passé et à l’enfant qu’il avait fait à Céline sans s’en douter ? Trop tard pour l’imaginer. Désormais, Thomas savait. Et ce soir, il avait quelque chose à vérifier.
9
Lorsque Thomas quitta le foyer, la nuit était tombée. Au même instant, dans la vallée d’Ambar, les habitants devaient dormir profondément tandis qu’à quelques heures de l’aube, les chiens sauvages rôdaient sans doute autour de la cabane des poules ou de l’abri des chèvres.
Ici, les gens rentraient chez eux pour dîner. Certains rapportaient du pain frais. À la quantité achetée, on pouvait en déduire combien de convives seraient présents à table. Une dame serrait trois baguettes, un vieux monsieur n’en tenait qu’une demie, pendant qu’un autre homme plus jeune avait déjà attaqué le croûton de son campagne tiède. Tant de vies différentes.
En descendant du bus qui l’avait transporté de l’autre côté de la ville, Thomas huma l’air. Ici, pas de poussière soulevée par le vent, mais une entêtante odeur de gaz d’échappement. Il se trouvait au pied d’une tour d’au moins dix étages devant laquelle des jeunes discutaient, assis sur les marches. Ils posèrent sur lui le même regard que ceux des villages éloignés lorsqu’ils vous voient arriver sur leurs terres sans vous connaître.
S’il avait bien compris le plan du quartier, il devait d’abord traverser l’ensemble d’immeubles pour rejoindre une zone résidentielle située au-delà.
Grâce à son ordinateur connecté à Internet, il ne lui avait pas fallu longtemps pour vérifier l’adresse de celle qui avait été sa petite amie. Thomas avait même été stupéfait de la facilité avec laquelle il était possible de dénicher des informations personnelles sur n’importe qui. Entre les moteurs de recherche et les informations ou photos que tout le monde étalait sur des réseaux sociaux, la vie était de moins en moins privée. En moins d’une heure, sans s’y connaître, il avait découvert que Céline s’était mariée six ans après son départ, dans une superbe robe, et qu’elle résidait bien à l’adresse que Kishan avait obtenue. Combien de temps après son départ Céline avait-elle rencontré celui qui était devenu son mari ? Impossible de le savoir. Emma avait-elle eu conscience de ne pas avoir de papa, ou bien avait-elle connu cet homme depuis aussi loin que sa mémoire remontait ? Pas la moindre idée. Par contre, le docteur avait appris qu’Emma suivait maintenant sa seconde année d’études dans une école d’infirmières de la ville.
Après avoir dépassé les tours et traversé une large avenue, Thomas se retrouva dans un tout autre décor. Des petites rues, des pavillons parfois anciens comme celui dans lequel il avait grandi. Des jardins bien clôturés, souvent deux voitures garées dans l’allée, des lueurs de télés allumées. Des silhouettes aperçues à travers les fenêtres s’affairaient. Certaines familles étaient déjà à table. Dans plusieurs maisons, Thomas entrevit des jeunes occupés à faire leurs devoirs.
Il poursuivit sa route, vérifiant son plan et observant furtivement ces vies qui auraient pu devenir la sienne s’il n’avait pas fait le choix de partir. Ces gens dont il captait des bribes de quotidien avaient dû, eux aussi, prendre des chemins tortueux pour finir par exister ici, ce soir.
Lorsque Thomas arriva dans la rue de Céline, il se sentit oppressé. Son idée de venir voir où elle vivait avec sa fille lui paraissait soudain moins pertinente. Il ne savait pas exactement ce qu’il pouvait s’attendre à trouver, mais les sentiments qu’il allait affronter se précisaient. Il les voyait approcher, semblables à de redoutables cavaliers venant du lointain en faisant tournoyer leurs épées. Il commençait à craindre pour sa tête. Pas question de rebrousser chemin pour autant. Emma serait peut-être là. Il l’espérait. Allait-il l’apercevoir aussi bien que la jeune fille dans une maison de la rue voisine, qui dansait dans sa chambre avec un casque sur les oreilles ?
Il se sentait comme un intrus, comme un voyeur. Pourtant, c’était l’espoir de ce moment qui l’avait poussé à quitter Ambar. Il approcha de l’adresse en égrenant les numéros sur les grilles comme un compte à rebours. Lui qui avait l’habitude de marcher était essoufflé. Numéro 17. Céline et Emma vivaient au 23. Était-ce la grande bâtisse d’architecte avec le beau balcon qu’il apercevait déjà ? Lorsqu’il passa devant le 19, un chien se jeta contre la barrière en jappant. Thomas fit un bond jusqu’au milieu de la rue, heureusement déserte. S’ils avaient été témoins de sa panique, les enfants du village auraient encore bien ri. Il s’imagina une autre scène. Et s’il s’était fait renverser par une voiture ? Céline, alertée par le bruit, serait sortie et aurait découvert son corps inerte sur la chaussée. L’aurait-elle seulement reconnu ? Emma serait-elle sortie aussi ? Céline lui aurait-elle révélé l’identité de la victime dont le corps gisait devant elles ?
Thomas essaya de reprendre ses esprits. Sans même s’en rendre compte, il se retrouva devant la maison. Ce n’était pas la maison moderne, mais un modeste pavillon de plain-pied, avec un garage en sous-sol. Sur la boîte aux lettres, une étiquette : « Mme et M. Lavergne et leurs enfants ». Céline et Emma portaient un autre nom que le sien parce qu’il n’avait pas su leur en faire cadeau. « Leurs enfants ». Emma aurait donc des frères et sœurs ? L’esprit en ébullition, Thomas observa l’habitation. Deux pièces étaient éclairées. Des voilages assez fins laissaient deviner un salon dont on apercevait une bibliothèque modulaire et une énorme plante tropicale à larges feuilles. Thomas se souvint soudain que Céline avait toujours fait preuve d’une fascination pour les palmiers. Dans la cuisine, il n’entrevoyait que des placards hauts. La porte de la maison s’ouvrit, un homme sortit. Plutôt grand, il lança vers l’intérieur : « Je m’en occupe ! »