Les jardins semblaient déserts. Çà et là, quelques esclaves bêchaient en fredonnant; d’autres, autorisés à se reposer, étaient assis au bord des étangs, sous l’ombrage des chênes, dans le miroitement des rayons qui transperçaient le feuillage; d’autres enfin arrosaient les roses et les fleurs mauve pâle des safrans.
Les deux amies se promenèrent longuement, admirant les diverses merveilles des jardins; et, bien que Lygie fût absorbée par d’autres pensées, elle avait conservé trop d’impressionnabilité juvénile pour ne pas s’intéresser et s’étonner à ce spectacle. Elle songeait même que si César eût été bon, il eût pu vivre heureux dans un tel palais et de pareils jardins.
Un peu fatiguées, elles s’assirent enfin sur un banc presque noyé dans la verdure des cyprès et se mirent à parler de ce qui étreignait le plus leur cœur, c’est-à-dire de la fuite de Lygie le soir même.
Acté était bien moins certaine que sa compagne du succès de l’entreprise. Parfois même il lui semblait que c’était là un projet insensé. Aussi, sa compassion pour Lygie ne faisait que s’en accroître. Elle songeait maintenant qu’il eût été cent fois plus sûr d’essayer de fléchir Vinicius.
De nouveau, elle questionna Lygie pour savoir si elle connaissait depuis longtemps Vinicius et si elle ne croyait pas pouvoir le décider à la rendre à Pomponia.
Mais Lygie secoua tristement sa mignonne tête aux cheveux sombres.
– Non. Dans la maison des Aulus, Vinicius était tout autre; il était très bon. Mais, depuis le festin d’hier, j’ai peur de lui et je préfère m’en aller chez les Lygiens.
Acté continua à l’interroger:
– Pourtant, chez Aulus, il te plaisait?
– Oui, – répondit Lygie en baissant la tête.
– Tu n’es pas une esclave ainsi que je fus moi-même, – dit Acté comme songeant tout haut. – Vinicius aurait donc pu t’épouser. Tu es une otage, et fille du roi des Lygiens. Les Aulus t’aiment comme leur enfant et je suis persuadée qu’ils t’adopteraient. Vinicius pourrait t’épouser, Lygie.
Mais elle répondit à voix basse et plus tristement encore:
– J’aime mieux fuir chez les Lygiens.
– Veux-tu que j’aille sur-le-champ chez Vinicius, que je le réveille, s’il dort encore, pour lui dire ce que je te dis en ce moment? Oui, ma chérie, j’irai chez lui et je lui dirai: «Vinicius, elle est fille de roi, l’enfant chérie de l’illustre Aulus; si tu l’aimes, rends-la aux Aulus, et ensuite, va la chercher chez eux pour en faire ta femme.»
La jeune fille répondit d’une voix si sourde qu’Acté l’entendit à peine:
– J’irai chez les Lygiens…
Et deux larmes perlèrent sur ses cils abaissés.
Un faible bruit de pas interrompit leur entretien, et, avant qu’Acté eût pu voir qui s’approchait, apparut devant le banc Sabina Poppæa, suivie de quelques esclaves. Deux d’entre elles tenaient au-dessus de sa tête des écrans de plumes d’autruche, fichés au bout de roseaux dorés; elles l’en éventaient et en même temps la garantissaient contre le soleil d’automne. Devant elle, une Éthiopienne, noire comme de l’ébène, les seins raides, comme gonflés de lait, portait sur ses bras un enfant dans un maillot de pourpre frangé d’or.
Acté et Lygie se levèrent, espérant néanmoins que Poppée passerait devant leur banc sans les remarquer; mais elle s’arrêta et dit:
– Acté, les clochettes que tu as cousues sur l’icuncula [5] tenaient mal; l’enfant en a arraché une et l’a portée à ses lèvres; par bonheur, Lilith l’a vu à temps.
– Pardonne-moi, divine, – fit Acté, les mains croisées sur sa poitrine et la tête baissée.
Poppée considéra Lygie et demanda:
– Qu’est-ce que cette esclave?
– Ce n’est pas une esclave, divine Augusta: c’est l’enfant adoptive de Pomponia Græcina et la fille du roi des Lygiens, qui l’a donnée en otage à Rome.
– Elle est venue te faire visite?
– Non, Augusta. Depuis avant-hier elle habite au palais.
– Elle a assisté hier au festin?
– Elle y a assisté, Augusta.
– Par ordre de qui?
– Par ordre de César.
Poppée examina plus attentivement Lygie, qui demeurait devant elle, la tête inclinée, et tantôt, mue par la curiosité, relevait ses yeux limpides, tantôt les abaissait. Alors une ride se creusa entre les sourcils de l’Augusta. Jalouse de sa beauté et de sa suprématie, elle vivait dans une perpétuelle angoisse de se voir supplanter et perdre par quelque rivale heureuse, comme elle-même avait supplanté et perdu Octavie. Aussi, toute jolie femme qui paraissait à la cour provoquait-elle sa défiance. D’un coup d’œil expert, elle avait jugé combien étaient parfaites les formes de Lygie et apprécié chacun des traits de son visage. Et elle eut peur. «C’est une nymphe, tout simplement, – se dit-elle. – Vénus lui a donné le jour.» Soudain, une pensée lui vint, que jamais n’avait suggérée à son esprit la beauté d’aucune autre femme: «Je suis bien plus âgée.» L’amour-propre et la crainte s’éveillèrent en elle: «Peut-être que Néron ne l’a pas encore remarquée. Mais qu’arriverait-il s’il la voyait en plein jour, si merveilleuse à la clarté du soleil?… Et puis, ce n’est pas une esclave: c’est une fille de roi, bien que d’origine barbare, mais fille de roi quand même!… Dieux immortels! elle est aussi belle que moi, et plus jeune!» Et la ride se creusa plus profondément encore entre les sourcils de Poppée, tandis que, sous leurs cils dorés, ses yeux s’allumaient d’un froid éclair.
Se tournant vers Lygie, elle lui demanda avec un calme apparent.
– Tu as parlé à César?
– Non, Augusta.
– Pourquoi préfères-tu être ici que chez les Aulus?
– Je ne préfère pas, domina. Pétrone a poussé César à me reprendre à Pomponia. Je suis ici contre mon gré, ô domina!…
– Et ton désir est de retourner auprès de Pomponia?
À cette question, posée d’une voix plus douce et plus bienveillante, Lygie eut une lueur d’espoir.
– Domina, – dit-elle, les mains tendues, – César m’a promise, comme une esclave, à Vinicius. Mais tu intercéderas pour moi et tu me rendras à Pomponia.
– Ainsi, Pétrone a poussé César à te reprendre à Aulus pour te livrer à Vinicius?
– Oui, domina. Vinicius a dit qu’il m’enverrait chercher aujourd’hui même. Mais toi, magnanime, tu auras pitié de moi.
Ce disant, elle se baissa, saisit le bord de la robe de Poppée et, le cœur palpitant, attendit. Poppée la regarda quelques instants avec un sourire mauvais et dit:
– Alors, je te promets qu’aujourd’hui même tu seras l’esclave de Vinicius.
Sur ces mots, elle s’éloigna, comme une vision splendide, mais fatale. Aux oreilles de Lygie et d’Acté parvinrent les cris de l’enfant qui, sans qu’on sût pourquoi, s’était mis à pleurer. Les yeux de Lygie étaient pleins de larmes. Elle prit la main d’Acté et lui dit: