Atacin, qui, dès l’abord, n’avait prêté aucune attention à cette effervescence insolite, s’inquiéta tout à coup: il se passait quelque chose d’étrange. Force était aux lampadarii de répéter de plus en plus souvent leur: «Place pour la litière du noble tribun!» La litière était serrée de si près qu’Atacin donna l’ordre d’écarter les intrus à coups de bâton.
Soudain, un tumulte se produisit en tête du cortège et, d’un seul coup, toutes les torches s’éteignirent. Autour de la litière, ce fut une bousculade, qui se transforma en bagarre.
Atacin comprit: c’était une agression!
Il prit peur. Chacun savait que César s’amusait souvent, avec les augustans, à livrer assaut dans Suburre ou dans d’autres quartiers. On savait même que, dans ces expéditions nocturnes, il récoltait parfois des bleus. Mais qui se défendait, fût-il sénateur, était un homme mort. Le poste des vigiles, qui avait pour mission de maintenir la paix, n’était pas loin de là. Mais, en de telles occasions, la garde devenait sourde et aveugle. Pourtant, autour de la litière, c’était une bagarre inextricable; on luttait, on se renversait, on se piétinait. Atacin comprit que l’essentiel était, avant tout, de mettre hors de danger Lygie et lui-même. Quant aux autres, on pouvait les abandonner à leur sort. Il tira donc la jeune fille de la litière, la saisit dans ses bras et prit sa course, avec l’espoir de s’échapper à la faveur de l’obscurité.
Mais Lygie cria:
– Ursus! Ursus!
Vêtue de blanc, elle était facile à distinguer. De son bras libre, Atacin cherchait à la couvrir de son propre manteau, quand de formidables pinces étreignirent sa nuque; sur sa tête tomba comme un coup de massue.
Aussitôt, il croula, tel un bœuf abattu devant l’autel de Zeus.
La plupart des esclaves gisaient à terre; le reste fuyait en se heurtant à l’angle des murs. La litière était sur le sol, brisée dans la bagarre.
Ursus emportait Lygie dans Suburre; un moment, ses compagnons l’escortèrent, puis se dispersèrent par les ruelles.
Les esclaves se rallièrent devant la maison de Vinicius et se concertèrent, n’osant point entrer. Après avoir délibéré un instant, ils retournèrent sur le lieu de l’échauffourée. Ils y trouvèrent quelques cadavres et le corps d’Atacin. Celui-ci pantelait encore, mais il eut un dernier spasme, se raidit et devint immobile.
Les esclaves le soulevèrent et l’emportèrent vers la maison de Vinicius, mais ils s’arrêtèrent à la porte. Pourtant, il fallait annoncer ce qui venait d’avoir lieu.
– Que Gulon parle, – chuchotèrent quelques voix; – il a, comme nous, du sang au visage, et le maître l’aime bien. Il y a moins de danger pour lui que pour nous.
Le Germain Gulon, vieil esclave, qui avait veillé sur les premières années de Vinicius et que le jeune tribun avait hérité de sa mère, sœur de Pétrone, leur dit:
– Je parlerai, mais nous irons tous, pour que sa colère ne tombe pas sur moi seul.
Durant ce temps, Vinicius s’impatientait. Pétrone et Chrysothémis s’en amusaient; il arpentait l’atrium à pas précipités en répétant:
– Ils devraient déjà être ici!… Ils devraient déjà être ici!
Il voulut sortir, mais ils le retinrent.
Soudain, dans l’antichambre, des pas retentirent et une horde d’esclaves pénétra dans l’atrium; rangés le long du mur, ils levèrent les mains et gémirent: «Aaaa!… Aa!»
Vinicius bondit sur eux.
– Où est Lygie? – cria-t-il d’une voix terrible et angoissée.
– «Aaaa!!!…»
Gulon s’avança, le visage ensanglanté et s’écria, d’une voix larmoyante:
– Vois le sang, seigneur! Nous l’avons défendue! Vois le sang, seigneur! Vois le sang!…
Il n’en dit pas plus. D’un flambeau de bronze, Vinicius lui brisa le crâne. Puis, se prenant la tête à deux mains, s’enfonçant les doigts dans les cheveux, il râla:
– Me miserum! Me miserum!
Sa face bleuit, ses yeux se révulsèrent, sa bouche écuma.
– Les verges! – cria-t-il enfin d’une voix sauvage.
– Seigneur! Aaa!… Pitié! – gémissaient les esclaves.
Pétrone se leva avec une moue d’écœurement.
– Viens, Chrysothémis, – dit-il. – Si tu veux voir de la viande, je ferai prendre d’assaut l’étal d’un boucher aux Carines.
Et ils quittèrent l’atrium.
Dans la maison parée de verdure et préparée pour le festin, les gémissements des esclaves et le sifflement des verges durèrent jusqu’au matin.
Chapitre XI.
Cette nuit-là, Vinicius ne se coucha point. Après le départ de Pétrone, les gémissements des esclaves fouettés n’ayant apaisé ni son chagrin, ni sa fureur, il se mit à la tête d’un autre groupe d’esclaves et, très avant dans la nuit, se lança à la recherche de Lygie. Il explora le quartier Esquilin, Suburre, le Vicus Sceleratus et toutes les ruelles avoisinantes. Puis, ayant contourné le Capitole, il traversa le pont de Fabricius, parcourut l’île, pénétra de là dans le Transtévère et le fouilla entièrement. C’était une poursuite désordonnée, et lui-même n’espérait point retrouver Lygie. Il ne la cherchait, en somme, que pour remplir le vide de cette horrible nuit. Il rentra seulement à l’aube, quand déjà apparaissaient les chariots et les mulets des maraîchers et que les boulangers ouvraient leurs boutiques. Il fit emporter le cadavre de Gulon, auquel personne n’avait osé toucher, et donna l’ordre que tous les esclaves qui s’étaient laissé enlever Lygie seraient envoyés aux ergastules de campagne, punition aussi terrible que la mort; enfin, il se jeta sur une banquette de l’atrium et se mit à réfléchir confusément aux moyens de retrouver Lygie et de s’emparer d’elle.
Ne plus voir Lygie, renoncer à elle, lui semblait chose impossible; à cette seule pensée, il entrait en fureur. La nature volontaire du jeune tribun se heurtait, pour la première fois, à une autre volonté inflexible, et il ne pouvait admettre que qui que ce fût s’opposât à ses désirs. Il eût préféré voir la perte de l’univers entier, Rome en ruines, plutôt que de ne pas en arriver à ses fins. La coupe de volupté lui avait été ravie au moment de toucher ses lèvres; il lui semblait que ce qui s’était produit était extraordinaire et exigeait d’être vengé par toutes les lois divines et humaines.
Mais, ce qui le révoltait le plus contre sa destinée, c’est que jamais il n’avait rien désiré avec autant de passion que de posséder Lygie. Il se sentait incapable de vivre sans elle. Il n’arrivait pas à se figurer comment il ferait sans elle demain, comment il vivrait les jours suivants. Par moments, il sentait contre elle une rage voisine de la folie. Il eût voulu l’avoir, ne fût-ce que pour la frapper, la traîner par les cheveux jusqu’au cubiculum et la maltraiter. Mais de nouveau, son cœur s’emplit de la nostalgie de sa voix, de son corps, de ses yeux. Avec quelle joie il se prosternerait à ses genoux! Il l’appelait, il se rongeait les doigts, il se serrait la tête entre ses poings. Il tentait, mais en vain, de forcer sa volonté à réfléchir avec calme aux moyens de la reprendre. Ces moyens, par milliers, se présentaient à son esprit, mais tous plus insensés les uns que les autres. Enfin, l’idée lui vint que la jeune fille n’avait pu être reprise que par Aulus et, qu’en tout cas, celui-ci devait savoir où elle se cachait.