– Les Aulus ignorent où elle est, – interrompit Vinicius.
– En es-tu sûr?
– J’ai vu Pomponia. Eux aussi la cherchent.
– Elle n’a pu quitter la ville hier, puisque les portes sont closes à la nuit. Devant chacune d’elles deux de mes hommes font le guet. L’un a pour mission de suivre Lygie et le géant, l’autre de venir aussitôt m’avertir. Si elle est à Rome, nous la trouverons, rien n’étant plus facile que de reconnaître la taille et la carrure du Lygien. Tu as de la chance que ce ne soit pas César qui l’ait enlevée; mais je puis t’affirmer que ce n’est pas lui, car tous les secrets du Palatin me sont connus.
Vinicius eut un accès, non pas tant de colère que de douleur. Il raconta à Pétrone ce que lui avait dit Acté et quels dangers nouveaux menaçaient Lygie, ainsi que l’obligation, si on la retrouvait, de la cacher aussitôt à Poppée. Puis il se prit à récriminer. Sans Pétrone, il en serait autrement; Lygie serait chez les Aulus; lui, Vinicius, pourrait la voir chaque jour, et il serait, à présent, plus heureux que César. Tout en parlant, il s’exaltait davantage; l’émotion le poignait; enfin des larmes de chagrin et de rage coulèrent de ses yeux.
Pétrone n’eût jamais cru que le jeune homme pût aimer à ce point, et, à la vue de ces larmes, il songea, non sans quelque surprise:
– Ô toute puissante Cypris, toi seule règne sur les cœurs des mortels et des dieux!
Chapitre XII.
Quand ils descendirent de litière devant la maison de Pétrone, le gardien de l’atrium les informa qu’il n’était pas encore revenu un seul des esclaves envoyés aux portes. L’atriensis avait prescrit de leur porter des vivres et de leur confirmer l’ordre, sous peine du fouet, de surveiller attentivement tous ceux qui sortaient de la ville.
– Tu le vois, – fit Pétrone, – nul doute qu’ils soient encore à Rome, et nous les retrouverons. Envoie de ton côté tes gens veiller aux issues, surtout ceux qui ont fait partie de l’escorte de Lygie et qui la reconnaîtront plus facilement.
– J’allais les faire partir pour les ergastules de campagne, – dit Vinicius; – mais je vais contremander ces instructions et les envoyer aux portes.
Il traça quelques mots sur une tablette enduite de cire et remit celle-ci à Pétrone, qui la fit sur-le-champ porter chez Vinicius. Ensuite, ils passèrent dans le péristyle intérieur et s’assirent sur un banc de marbre pour causer. La blonde Eunice et Iras leur glissèrent sous les pieds des escabeaux de bronze et, approchant d’eux une table, elles leur versèrent du vin contenu dans de belles amphores rapportées de Volaterre et de Cécine.
– Est-il un de tes hommes qui connaisse ce colosse lygien? – questionna Pétrone.
– Atacin et Gulon le connaissaient. Mais Atacin a péri hier, et moi, j’ai tué Gulon.
– Je regrette Gulon, – dit Pétrone. – Il avait porté dans ses bras non seulement toi, mais moi-même.
– J’avais idée de l’affranchir, – fit Vinicius; – mais assez là-dessus! Parlons plutôt de Lygie. Rome est une mer…
– Dans la mer on pêche des perles… Très probablement, nous ne la retrouverons ni aujourd’hui, ni demain, mais il est certain que nous la retrouverons. Tu m’accuses de t’avoir conseillé un tel moyen: le moyen était bon, il n’est devenu mauvais qu’en raison des circonstances. Aulus lui-même t’avait fait part de son intention de se retirer en Sicile avec toute sa famille. Ainsi, elle eût été loin de toi.
– Je les aurais suivis, – répliqua Vinicius, – et, en tout cas, elle eût été en sûreté, tandis qu’à présent, si l’enfant vient à mourir, Poppée en accusera Lygie et finira par le faire croire à César.
– Tu as raison. Cela aussi m’a inquiété. Mais cette petite poupée peut guérir. Et si elle meurt, il n’y aura qu’à trouver un autre moyen.
Pétrone réfléchit, puis dit:
– On assure que Poppée professe la religion des Juifs et qu’elle croit aux esprits. César est superstitieux… Si nous lancions la nouvelle que les mauvais esprits ont enlevé Lygie, cette fable trouverait créance, attendu que l’enlèvement, n’étant le fait ni de César, ni d’Aulus, reste assez mystérieux. À lui seul, le Lygien n’eût pu mener à bien l’entreprise. Évidemment on l’y a aidé. Mais comment admettre qu’en une seule journée, un esclave ait pu réunir tant d’hommes?
– Les esclaves s’entraident dans Rome.
– Qui un jour en pâtira de façon sanglante. Oui, ils agissent d’accord, mais pas au détriment d’autres esclaves. Or, dans le cas présent, on savait que la responsabilité de l’aventure retomberait sur tes esclaves à toi, et qu’ils en supporteraient les conséquences. Si tu leur suggères l’idée de l’enlèvement par les mauvais esprits, ils déclareront aussitôt qu’ils l’ont vu de leurs propres yeux, car cela les justifiera devant toi… Demande à n’importe lequel d’entre eux s’il n’a pas vu Lygie, escortée d’esprits, s’élever dans les airs, et il te jurera par le bouclier de Zeus qu’en effet Lygie s’est envolée.
Vinicius, qui ne laissait pas d’être superstitieux, regarda Pétrone avec inquiétude et surprise.
– Si Ursus ne pouvait ni l’enlever à lui seul, ni s’assurer le concours nécessaire, qui donc l’aurait prise?
Pétrone se mit à rire.
– Tu vois, – dit-il. – Comment ne nous croirait-on pas, puisque toi-même y crois déjà à demi? Tel est notre monde, qui raille les dieux! On y croira donc, et on ne recherchera pas Lygie. Quant à nous, nous la cacherons loin d’ici, dans une de nos villas.
– Pourtant, qui donc a pu lui venir en aide?
– Ses coreligionnaires, – répondit Pétrone.
– Quels coreligionnaires? Quelle divinité vénère-t-elle? Je devrais cependant savoir cela mieux que toi.
– Il n’est guère de femme à Rome qui n’ait ses divinités à elle. Certainement, Pomponia a élevé Lygie dans le culte de celle qu’elle adore elle-même. Quel est ce culte? Je l’ignore. Une chose est certaine: jamais on ne l’a vue, dans aucun temple, sacrifier à l’un quelconque de nos dieux. On l’avait même accusée d’être chrétienne, mais c’est inadmissible: le tribunal de famille a fait justice de cette allégation. On raconte que non seulement les chrétiens adorent une tête d’âne, mais qu’ils sont encore les ennemis du genre humain et qu’ils commettent les crimes les plus infâmes. Or donc, Pomponia ne peut être chrétienne; en effet, sa vertu est indiscutable, et une ennemie du genre humain ne traiterait point ses esclaves avec cette mansuétude dont elle use à leur égard.
– Ils ne sont, nulle part, aussi bien traités que chez les Aulus, – confirma Vinicius.
– Tu vois. Pomponia m’a parlé d’un dieu qui est un, tout-puissant et miséricordieux. Qu’a-t-elle fait de tous les autres? c’est son affaire. Toujours est-il que son Logos ne serait qu’une piètre puissance s’il n’avait que deux fidèles, Pomponia et Lygie, avec leur Ursus par-dessus le marché. Les adeptes sont à coup sûr plus nombreux, et c’est eux qui ont prêté secours à Lygie.
– Leur religion commande le pardon, – dit Vinicius. – J’ai rencontré Pomponia chez Acté, et elle m’a dit: «Que Dieu te pardonne le tort que tu nous as fait, à Lygie et à nous.»
– Leur dieu, il faut croire, est un curator bien débonnaire. Soit! qu’il te pardonne, et pour te le prouver, qu’il te rende la fillette.