[54] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des extrémités où on arrive rarement; l'espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courages, il n'y a pas moins de différence entre eux qu'il y en a entre les visages et les humeurs; cependant ils conviennent en beaucoup de choses. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée; il y en a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde et qui font fort peu de choses au delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres d'eux-mêmes. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes générales. D'autres vont à la charge pour n'oser demeurer dans leurs postes Enfin il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage, et les prépare à s'exposer à de plus grands. Outre cela, il y a un rapport général que l'on remarque entre tous les courages des différentes espèces dont nous venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménage plus général qui, à parler absolument, s'étend sur toute sorte d'hommes: c'est qu'il n'y en a point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de faire dans une occasion s'ils avaient une certitude d'en revenir; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet (max. 215, I 228).
[55] On élève la prudence jusqu'au ciel et il n'est sorte d'éloge qu'on ne lui donne; elle est la règle de nos actions et de nos conduites, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin des empires; sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les biens; et, comme disait autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous trouvons dans la prudence tous les secours que nous demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et inconnue qu'est l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets; Dieu seul, qui tient tous les cœurs des hommes entre ses mains, et qui, quand il lui plaît, en accorde les mouvement, fait aussi réussir les choses qui en dépendent; d'où il faut conclure que toutes les louanges dont notre ignorance et notre vanité flatte notre prudence sont autant d'injures que nous faisons à sa providence (max. 65, I 75).
[56] Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner; l'un paraît avec une déférence respectueuse et dit qu'il vient recevoir les conduites et soumettre ses sentiments, et son dessein le plus souvent est de faire passer les siens et de rendre celui qu'il fait maître de son avis garant de l'affaire qu'il lui propose. Quant à celui qui conseille, il paye d'abord la sincérité de son ami d'un zèle ardent et désintéressé qu'il lui montre, et cherche en même temps dans ses propres intérêts des règles de conseiller, de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu'à celui qui le reçoit (max. 116, I 118).
[57] Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car, sous prétexte de pleurer une personne qui nous est chère, nous pleurons les nôtres, c'est-à-dire la diminution de notre bien, de notre plaisir ou de notre considération. De cette manière les morts ont l'honneur des larmes qui coulent pour les vivants. J'ai dit que c'est une espèce d'hypocrisie parce que par elle l'homme se trompe seulement lui-même. Il y en a une autre qui n'est pas si innocente et qui impose à tout le monde: c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle douleur; car le temps, qui consomme tout, l'ayant consommée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre et travaillent à persuader par toutes leurs actions qu'elles égaleront la durée de leur déplaisir à leur propre vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve pour l'ordinaire dans les femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les chemins à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable douleur (cf. la maxime suivante).
[58] Outre ce que nous avons dit, il y encore quelques autres espèces de larmes qui coulent de certaines petites sources et qui par conséquent s'écoulent incontinent; on pleure pour avoir la réputation d'être tendre, on pleure pour être pleuré, et on pleure enfin de honte de ne pas pleurer (pour cette maxime et la précédente. max. 233, I 247).
[59] Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes par leurs préceptes, ils n'ont fait que les employer au bâtiment de l'orgueil (MS 21, I 105).
[60] Les affaires et les actions des grands hommes ont comme les statues leur point de perspective il y en a qu'il faut voir de près pour en discerner toutes les circonstances, et il y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné (max 104, I 114)
[61] Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous n'avons pu le garder nous-même? (MS 64, I 100.)
[62] Les philosophes ne condamnent les richesse que par le mauvais usage que nous en faisons; il dépend de nous de les acquérir et de nous en servir sans crime et, au lieu qu'elles nourrissent et accroissent les vices comme le bois entretient et augmente le feu, nous pouvons les consacrer à toutes les vertus, et les rendre même par là plus agréables et plus éclatantes (MP 3)
[63] Celui-là n'est pas raisonnable qui trouve la raison, mais celui qui la connaît, qui la goûte et qui la discerne (max. 105, I 115).
[64] La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien faire semblant de tomber dans les pièges que l'on nous tend; on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres (max. 117, I 121).
[65] La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins ce qu'on est capable de faire devant le monde (max. 216, I 229).
[66] L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions que la vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle, par cette force les héros se maintiennent dans un état paisible et conservent l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les accidents les plus terribles et les plus surprenants. Cette intrépidité doit soutenir le cœur dans les conjurations, au lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans les périls de la guerre (max. 217 et MS 40, I 230 et 231).
[67] Enfin l'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses métamorphoses, après avoir joué tout seul les personnages de la comédie humaine, se montre avec son visage naturel et se découvre par la fierté, de sorte qu'à proprement parler la fierté est l'éclat et la déclaration de l'orgueil (MS 6, I 37).
[68] La politesse de l'esprit est un tout de l'esprit par lequel il pense toujours des choses agréables, honnêtes et délicates (max 99. I 109).
[69] La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel il pénètre et conçoit les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui sont le plus capables de plaire aux autres (max 100. I 110).