— C’est vous San Antonio ?
— Tout me porte à le croire, chef.
Il sourit. Voilà au moins un bonhomme qui aime le parler relâché.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, déclare-t-il.
S’il croit chatouiller ma modestie, il se trompe.
— Ça ne m’étonne pas, je lui réponds tranquillement.
Il m’examine avec curiosité.
— Vous êtes un drôle de corps, hé ?
Il me désigne un fauteuil assez large pour que puissent y prendre place deux centenaires et leurs descendants. Je m’y répands illico. Ouf ! Ça n’est pas mauvais de s’asseoir sur quelque chose d’immobile après une galopade comme celle que je viens de faire.
Je sors une cigarette de ma poche et je me l’offre sans manières.
— Allez-y, patron, je vous écoute.
Il ouvre un tiroir et en extrait un dossier vert sur lequel un type a dû tirer une langue longue comme ça pour écrire un titre en ronde. Il se met à le caresser amoureusement, comme s’il s’agissait d’un petit chat.
— Une étrange affaire, murmure-t-il.
Je ricane :
— Vous m’excitez…
Il secoue la tête rêveusement et dit d’une voix sourde :
— C’est très excitant en effet. Avez-vous lu des romans policiers, commissaire ?
— Quelquefois, mais à la vingtième page, j’avais mis le grappin sur le coupable.
— Espérons qu’il en sera de même cette fois-ci, malgré que l’affaire n’appartienne pas à la fiction. Voilà un résumé de l’histoire… Hier, des ouvriers de la ville qui réparaient une canalisation d’eau souterraine ont trouvé un cadavre dans la rue Paradis. Le sous-sol, particulièrement humide à cet endroit, a hâté la décomposition. L’homme, car c’est d’un homme qu’il s’agit, était nu. Il ne reste pas grand-chose de lui, comme vous verrez. Nous pouvons néanmoins nous prononcer très exactement sur la date de son inhumation. Celle-ci a eu lieu voici huit mois. À cette époque, en effet, des travaux furent faits à la même canalisation. On peut penser, sans crainte de se tromper, que le cadavre fut enterré à ce moment-là, car on ne peut imaginer un seul instant que des particuliers dépavent la chaussée et creusent une tombe au milieu d’une des rues les plus passantes de Marseille.
Moi, je suis d’accord avec le chef. Intérieurement je jubile parce que je trouve que l’assassin est un drôle de petit malin. Vous avouerez que l’idée d’enterrer un citoyen à cet endroit indique clairement que nous avons affaire à quelqu’un de fortiche.
J’en ai l’eau à la bouche, car je suis pour les parties difficiles à jouer, et je suppose que pour gagner celle-ci, il faut être sorti de nourrice depuis un bout de temps…
— Merveilleux, chef. Seulement, entre nous, je ne vois pas ce que je viens fiche dans l’aventure qui m’a plus l’air de relever de la Sûreté que de nos services. Le fait divers, c’est pas notre job.
Le directeur secoue la tête gentiment. Il ouvre son dossier et y prend une enveloppe dont il vide le contenu sur son bureau. Un petit tube de Celluloïd tombe sur le sous-main.
— Voilà pourquoi vous êtes ici, assure-t-il en faisant rouler le minuscule objet au bout du doigt.
Je le regarde d’un œil éperdu, parce que, franchement, je ne comprends pas en quoi ce tube justifie mon entrée dans la danse.
— Le type, poursuit mon interlocuteur, n’a pu être identifié, son signalement a été transmis au service des disparitions, mais ça n’a encore rien donné. Il faut dire aussi que ce signalement-là est bien imprécis. (Il pousse un petit rire cynique.) Le corps ne révèle aucun signe particulier, c’est celui d’un homme adulte d’une quarantaine d’années, de taille normale. Il possède une denture impeccable, donc il n’y a rien à chercher du côté des dentistes. Mais… car dans toutes les affaires, heureusement pour les policiers, il y a un mais, le mort avait ce tube dans la bouche.
Je me penche sur le bureau. Je vois que l’engin en question ressemble à un étui de mines.
— Vous savez ce que c’est ? me demande le grand patron.
Je vais pour dire non, puis voilà que tout à coup, je pige.
— J’y suis ! C’est un étui pour messages par pigeons voyageurs.
— Exactement !
— Alors, vous croyez à une affaire d’espionnage ?
— Je ne crois à rien… C’est une indication…
— Fragile…
Il fronce les sourcils.
— Fragile, oui, je vous l’accorde. Mais caractéristique tout de même. Vous conviendrez que la présence de cet objet dans la bouche de mon bonhomme est pour le moins singulière. Par ailleurs, la disparition de cet homme n’ayant pas été signalée, j’ai tout lieu de croire qu’il s’agit d’une affaire de votre ressort.
C’est un peu mon avis.
Il me remet le dossier et se lève pour me signifier qu’il m’a assez vu.
— Si vous avez besoin d’auxiliaires, me dit-il, demandez le commissaire Favelli. Je vais lui donner des instructions. C’est un garçon très bien. Quant au macchabée, il est à la morgue. À bientôt !
Je serre sa main nerveuse. Et je me rue vers la sortie. Parce que depuis un moment déjà, j’ai des idées de pastis dans la tête. Et quand San Antonio a soif, il n’est même pas capable de gagner une partie de dominos à un nouveau-né.
CHAPITRE III
Pas de plan de campagne
Me voilà dans la rue. Il fait un soleil à tout casser. Je m’écroule à une terrasse et je me fais servir un double pastis, aussi épais que la conscience d’un huissier. Après quoi, je décide de trouver une chambre. Je me dirige vers un hôtel confortable du cours Belzunce. Je prends une chambre aussi vaste que l’hémicycle du Palais-Bourbon car je ne sais pas si je vous l’ai appris, mais je suis claustrophobe, c’est-à-dire que dans les endroits exigus j’étouffe comme si j’étais dans une guêpière. Je jette un coup d’œil au lit et je comprends illico que nous allons devenir une paire d’amis tous les deux. Ce citoyen a tout ce qu’il faut pour plaire à un type qui a été réveillé en sursaut. Je sens aussitôt qu’un voyage au pays des rêves m’est absolument nécessaire. Moi, je ne suis pas ce genre de beauté qui reste trois mois en ébullition rien qu’en buvant du café. Avant de me mettre dans le bain du boulot il faut que je sois neuf. Et pour retaper un bonhomme, on n’a rien inventé de mieux que le dodo.
Je sonne le garçon d’étage, et je lui dis de m’amener une bouteille de cognac. Car, excepté mon double pastis, je n’ai avalé, depuis ce matin, qu’une furieuse ration de kilomètres, et je trouve qu’en fait de vitamines, c’est un peu mince. Ce bovidé m’apporte une mixture qui tient du vernis à ongles et de la lotion capillaire ; je le rappelle et je lui explique posément qu’il devrait courir chez l’oculiste du coin, parce que sa vue doit être chancelante s’il a cru qu’avec la tête que je trimbale sur mes épaules j’accepterai sa bouteille de truc à zigouiller le doryphore pour du cognac. Après quoi, toujours sur le ton de l’amitié, je lui conseille de me ramener une drogue plus sérieuse, s’il ne veut pas que je lui fasse manger la pomme d’escalier. Cette fois il comprend illico la différence qu’il y a entre mon gosier et une sulfateuse. Il me ramène un flacon de véritable, je le débouche et je me fais un bon lavage d’estomac. Et puis, je me couche. De toute façon, il n’y a pas urgence. Le macchabée ne se sauvera pas de la morgue, et si celui qui lui a fait avaler son extrait de naissance n’a pas eu le temps, en huit mois, de se faire naturaliser papou ou esquimau, c’est qu’il s’agit d’une superbe nave, auquel cas il doit m’attendre au café voisin.