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À nous deux, docteur Silbarn !

*

Un petit enfant qui vient d’obtenir la croix n’a pas l’air plus innocent que moi, au moment où je reviens au salon. Je me montre gai et enjoué. Je raconte un tas de blagues qui font rire mes hôtes jusqu’aux larmes. J’ai l’intense satisfaction de me laisser offrir une nouvelle fine Napoléon. Quel nectar !

Mon copain Silbarn boit modérément. Il est le premier à rire de mes saillies. Je le contemple d’un œil amical en rêvant à ce que je lui ferais si nous étions enfermés dans une cabine téléphonique. Croyez-moi, ce coco-là est un malin. Vous auriez plus vite fait de fendre en deux une enclume avec un marteau de caoutchouc que de surprendre sur son visage un reflet de ses pensées intimes.

Enfin, un adversaire à ma mesure !

Lorsque je prends congé, nous nous congratulons, lui et moi. Il me dit que je suis un conteur impayable et qu’il est de plus en plus ravi de m’avoir connu. Je lui réponds que pour moi c’est du kif au carré. Deux serpents qui se diraient des choses d’amour n’auraient pas l’air moins sournois. Julia me propose de me raccompagner en bagnole, et j’accepte.

Cette petite course nocturne me séduit. D’abord parce que ce n’est pas déplaisant de faire découvrir la Grande Ourse à Julia, ensuite parce que je vais avoir besoin d’elle pour posséder le faux Amerlock.

Nous filons bon train, les cheveux au vent. Ah ! ce que c’est bon de rouler le long de cette côte divine ! Les mimosas sentent bon, les palmiers frissonnent. La mer palpite sous le ciel de nuit.

— C’est épatant, dis-je à Julia… Je voudrais que ma vie se fixe à jamais sur cet instant.

— Ça ne dépend que de vous, Tony.

— Ah oui ?

— Pardi… Si, à votre prochaine paie, vous alliez acheter deux anneaux chez un bijoutier ?

Je la regarde.

— Non, sérieusement, Juju, ça vous botterait que nous jouions à papa-maman ?

— Oh ! Tony, vous le savez bien que vous êtes l’homme le plus extraordinaire du monde. Toutes les femmes doivent être dingues pour vous…

Je lui fais signe d’arrêter son bâtiment. Elle obéit.

— Vous voyez, dit-elle, j’ai les qualités nécessaires à une épouse.

Voilà des mots qui me font froncer les sourcils. Comme je suis bien embêté pour répondre, je trouve plus commode de lui prendre la tête dans mes mains et de me rendre compte si elle emploie du Rouge Baiser.

Dès que nous nous reculons pour reprendre notre respiration, je commence à lui exposer mes vues complètes sur le gang des espions.

— Où avez-vous connu Silbarn ?

— Il s’est mis en rapport avec papa, au sujet d’une lotion capillaire : le Lacpène…

— Vous y croyez, vous ?

— À la lotion ?

— Non, au docteur.

Elle me regarde et paraît écouter un discours en papou.

— Pourquoi ? finit-elle par questionner.

— Parce que votre Américain ne connaît pas l’Amérique ; parce qu’il n’est pas né de l’autre côté de l’Atlantique, mais de l’autre côté du Rhin ; parce que c’est un des chefs du service d’espionnage que je m’emploie à détruire depuis huit jours…

— Vous êtes fou !

— Oh que non !

Je lui relate par le menu les indices et les preuves que j’ai accumulés, à l’appui de mes dires.

La pauvre mignonne est bouleversée.

— Mais c’est horrible ! s’écrie-t-elle. Il faut prévenir la police. Cet individu ne doit pas demeurer une seconde de plus sous notre toit… Grand Dieu… par quel hasard ou quel maléfice sommes-nous mêlés à cette horrible histoire ?

Je la calme de mon mieux.

— Ne vous cassez pas le dôme, Juju. Tout se tient dans l’existence. Vous avez, fortuitement, connu la bande de Marseille, ça a donné l’idée à ces foies blancs de vous utiliser et d’utiliser votre famille. Votre père occupe une situation importante. Or ces gens-là sont traqués en France, ils ont besoin de garanties, de hautes relations, n’est-ce pas ?

Elle médite un moment en tapotant son volant.

— Mais c’est affreux, Tony, si ce sale bonhomme attentait encore à votre vie ?

— Pas de danger, il sera arrêté demain. J’ai sur moi assez de preuves pour l’envoyer contre un morceau de bois planté en terre d’ici très peu de temps.

— Et s’il se livrait à un nouvel attentat cette nuit ?

— Tout est prévu, mon amour. J’ai demandé au gérant de l’hôtel qu’il me donne, en douce, la chambre située en face de la mienne. De cette façon, rien à craindre.

— Tout de même, dear, faites attention.

— Soyez sans inquiétude.

Elle me conduit devant le hall de l’hôtel. Je lui fais d’ultimes recommandations.

— Surtout, ne prévenez pas vos parents. Il ne faut pas que Silbarn ait des soupçons. J’irai le cueillir demain à midi avec quelques flics niçois. J’ai vu qu’il était armé, aussi procéderai-je en douceur. Cependant, j’aimerais que vous sortiez, ainsi que votre mère, au moment de l’arrestation.

Nous nous faisons cadeau d’un dernier baiser.

CHAPITRE VII

La vie n’est pas toujours drôle

Avant de monter dans ma chambre, je vais au bar et je demande au portier de nuit de me faire servir deux cafés filtres carabinés. Je juge opportun de me doper un peu, car je tiens à ne pas m’endormir cette nuit. Puis je m’introduis dans l’ascenseur et j’appuie sur le bouton du deuxième. Une fois dans le couloir, je m’arrête pour réfléchir. À partir de maintenant, mes faits et gestes vont être lourds de conséquences, je le pressens. Un faux pas et je pourrais bien me trouver dans un des tiroirs de la morgue, lorsque le soleil se lèvera demain matin. Si dans mon plan j’ai commis une erreur de jugement, ma peau ne vaut pas plus cher qu’une paire de bretelles usées au marché aux puces. Donc, attention ! Descente rapide, tournant dangereux, prenez garde aux enfants, don de Michelin, merci !

Je me décide et j’entre dans la chambre que j’occupais la nuit dernière. Qui ne risque rien n’a rien.

C’est Félicie qui me le disait lorsque j’étais lardon ; mais quand elle a vu qu’en grandissant je prenais cette maxime à la lettre, elle m’a prêché la modération.

Je n’allume pas. J’enlève une couverture au lit et je m’installe dans le fauteuil, après l’avoir traîné dans un angle de la pièce. Je vais attendre ici les événements. Je m’enveloppe les pieds dans la couvrante, je sors mon pétard, je relève le cran de sûreté ; de cette façon, je me sens moins seul.

Moi, je n’aime pas veiller de cette manière. Ça n’a rien de folichon d’attendre, dans le noir, quelqu’un qui ne viendra peut-être pas ; ou quelque chose qui ne se produira peut-être pas. Dire qu’il y a des zouaves qui sont veilleurs de nuit et qui se font tartir toutes les nuits dans une usine vide. Il me semble qu’à leur place je deviendrais sinoque au bout de huit jours, ou plutôt de huit nuits.

Lentement, les derniers locataires de l’hôtel regagnent leurs lits. Les bruits d’une crèche comme celle-ci, c’est comme un monstrueux concert. On entend des gargouillements de flotte, des gémissements de sommiers, des ronflements, des heurts de godasses, des toux.

Je m’assoupis. Mais d’une façon particulière, c’est-à-dire que je conserve une étrange lucidité. Je connais ces états de demi-veille, ça n’est pas la première fois que je joue au chat embusqué devant le trou du rat.

Il va se produire quelque chose cette nuit. J’ai une sorte de sixième sens infaillible. Je me dédouble. Mon ectoplasme doit faire les cent pas dans le couloir. Demain, si tout s’est bien passé, je le prendrai par le bras et je l’inviterai à boire un pastis.