Выбрать главу

LES PREMIERS CINQ CENTS KILOS

CHAPITRE PREMIER

… et les doigts de pied en bouquet de violettes

Si vous avez un tout petit peu plus d’imagination qu’un tombereau de betteraves, vous allez essayer de comprendre ce qui s’est passé.

En ce qui me concerne, je n’ai inventé ni le télégraphe morse, ni la poudre à faire éternuer, mais j’ai pigé illico. On peut bien avouer — entre nous — que lorsqu’un type décharge son soufflant dans votre poire, vous pouvez conclure qu’il ne nourrit pas une grosse tendresse à votre endroit.

Il y a des plaisanteries d’un goût douteux, vous conviendrez que celle-ci en est une. J’arrive en Italie en plein été pour m’occuper d’une affaire tout ce qu’il y a de tsoin-tsoin, dont je vous entretiendrai plus loin, et la première figure que j’aperçois en débarquant à Torino, c’est celle d’un zèbre que j’ai connu à Bogota. Ce type-là est le plus réputé tueur à gages que j’aie jamais rencontré et, à lui tout seul, il a envoyé plus de clients au père Bon Dieu que la bombe d’Hiroshima.

Je me dis que l’Italie est vraiment un bled accueillant et, sans plus m’occuper de lui que d’un vieux bouton de jarretelle, je me mets à la recherche d’un petit hôtel.

Je me décide pour l’Albergo Porto Nova parce que c’est une crèche modeste située à cinquante pas de la gare. Le patron a une tête à vous demander du feu, à minuit, dans un terrain vague ; les bonniches doivent faire le ménage à l’Armée du Salut après leur service et les piaules sont aussi folichonnes que des cabanons d’aliénés, mais je m’en balance. Demain, je file sur Rome où m’attend le chef italien des services secrets. Pour une nuit, je peux me contenter de cette boîte, d’autant plus que je ne toucherai des devises qu’à Rome et qu’en attendant d’y parvenir, je dois me débrouiller avec les quatre mille francs autorisés par les douanes.

Je fais un brin de toilette pour le cas où je rencontrerais une fillette qui aimerait prendre des cours de français et je me précipite dehors pour profiter du crépuscule qui est aussi bath que sur les tableaux de Del Bosco.

Connaissez-vous Turin ? Moi, je vous le dis, c’est une ville pépère, tirée au cordeau, propre et nette, où toutes les rues sont bordées d’arcades. Les flics sont vêtus de blanc et les tramways y déambulent à toute vitesse.

C’est samedi. Les trottoirs sont pleins de monde. Il y a du populo à toutes les terrasses de café. J’examine la foule, à la recherche d’un beau petit lot avec lequel je pourrais, éventuellement, passer la soirée. Mais je vais vous faire une révélation qui va bouleverser toutes les vieilles théories que vous trimbalez dans votre magasin d’antiquités : dans l’ensemble, les Italiennes ne sont pas sensationnelles. Certes, elles ont des yeux qui feraient fondre une glace à la pistache, des cheveux noirs et lustrés ; mais comme châssis, elles ne cassent rien. Et puis elles ont pour la plupart de gros sourcils comme les griffons, du poil aux jambes et aux pommettes, si bien que beaucoup ressemblent davantage à un cactus qu’à la Vénus de Milo. Çà et là, on distingue un beau brin de fille dans le tas ; seulement, l’inconvénient est que ces privilégiées sont munies d’une cour de zouaves tout ce qu’il y a de fringants.

Fatigué par ces déprimantes constatations, je m’installe à la terrasse du Grand Café Piémontais, en face de la gare. Il y a là, en plein air, un orchestre de types en habit, qui joue des grands airs d’opéra et des valses de Strauss. Je commande un Martini bianco. On me sert ça dans une petite bouteille qui est une réduction exacte de la bouteille de Martini. Le garçon m’apporte aussi une carafe d’eau. Je lui demande pour quoi faire et comme il connaît admirablement le français, il se marre doucement.

— Vous le buvez sec ? me demande-t-il.

— Et comment, je lui réponds. Tu ne penses pas que j’ai traversé le mont Cenis pour venir me rendre compte si l’eau de Turin est suffisamment javellisée.

Sur ces entrefaites, le chef d’orchestre arrête ses zèbres et triture un petit micro planté en avant de l’estrade. Il se met à raconter sa vie, mais comme il le fait en italien, je ne peux que m’intéresser aux plis de son pantalon. Dès qu’il a fini de débloquer, voilà une môme qui s’amène, une vraie. Aussitôt je révise mon jugement concernant les femmes transalpines, parce que si ce n’est pas à celle-là que Léonard de Vinci rêvait en peignant la Joconde, c’est sûrement à la dame qui tient les lavatories à l’angle des boulevards Poissonnière et Sébastopol.

Cette môme-là a des cheveux châtains sombres, soigneusement séparés par une raie, des yeux couleur noisette et un tas de trucs épatants que je ne veux pas vous détailler pour ne pas vous empêcher de roupiller. Rappelez-vous d’une chose : c’est que son constructeur savait travailler ; ses yeux et sa bouche ça fait une belle tierce à cœur.

Je siffle mon Martini et je mets toute grande l’antenne parce que cette poupée s’apprête à pousser une romance. Si vous n’avez jamais entendu chanter l’air de « la mer calmée » de la signora Butterfly, par la plus belle voix d’Italie, vous pouvez d’ores et déjà demander votre passeport à la préfecture. Je connais l’opéra de Pantruche, le Metropolitan de New York, la Scala de Milan, la Monnaie de Bruxelles, mais jamais je n’y ai entendu un timbre pareil. À côté de cette poupée, Lily Pons et Georie Boué sont juste bonnes à vendre des pingouins pendant l’entracte, moi je vous le jure, et San Antonio n’avance jamais rien à la légère.

Quand elle a fini, ma chanteuse à la voix d’or entame La Mer de Trenet, ce qui prouve qu’elle est éclectique dans ses chansons et qu’elle a un penchant pour la marine. Le public se met à baver d’admiration et les garçons en profitent pour torcher les consommations des clients. Autour de la terrasse, il y a une barrière blanche contre laquelle se pressent les passants : tous les peigne-zizi qui n’ont pas le temps de venir s’asseoir ou qui sont trop fauchés pour s’offrir un apéro de luxe.

Machinalement, je regarde la foule extasiée et je fronce les sourcils. À deux pas de moi, j’aperçois le tueur dont je vous ai parlé. C’est un épouvantail de deux mètres de haut qui passe aussi inaperçu qu’une auto de pompier dans la vitrine d’un marchand de couronnes mortuaires. Il a la physionomie d’un type qui a reçu le contenu d’une benne basculante sur la trompette. Sa tête énorme ressemble à une courge ; il a des yeux de goret lubrique et le sourire du bonhomme qui vient d’être guéri de la constipation par les petites pilules Toucan. Je sais son nom : Tacaba, s’il n’est pas issu d’un croisement d’un bull-dog et d’une horloge normande, il doit être mexicain. Il a travaillé longtemps en Amérique et il s’est évadé d’un pénitencier deux jours avant de passer à la grande friture.

Au moment où mes yeux se posent sur lui, il détourne la tête et voilà que je sursaute et que je ne prête pas plus d’attention à ma belle chanteuse que s’il s’agissait d’une marchande de poissons proposant sa camelote. Quelque chose me dit que ce n’est pas par hasard que ce gorille se trouve sur mon chemin. Est-ce que quelqu’un se douterait de mon voyage en Italie et des raisons de ce voyage ? Ça alors, ce serait le bouquet.

Sur l’estrade, la jolie gosseline hurle que la mer a bercé son cœur pour la vie. C’est la fin de la chanson. Elle salue un coup à droite, un coup à gauche et s’en va au milieu des applaudissements. Je règle ma consommation et je me fais la paire.

La musique c’est bien joli, mais comme je ne suis pas pressé d’aller apprécier celle des anges, je préfère me rendre compte de certaines choses importantes. La plus importante pour l’instant consiste à m’intéresser aux agissements de Tacaba, pour le cas où ce rescapé de la chaise aurait l’intention de m’envoyer dehors.