J’ajoute que dans le cas contraire, je vais commencer à tout casser et que les typhons de la Jamaïque sont de la gnognote comparés à mes colères.
Vous l’avez deviné, et du reste je vous l’ai dit plus haut, cinq minutes plus tard, je suis installé dans un wagon-couchettes.
Ce qui vous indique clairement qu’il ne faut jamais s’avouer vaincu et que les pauvres caves qui se fient aux affirmations d’un guichetier sont tout juste mûrs pour manger des nouilles à l’eau et payer leurs impôts.
J’ôte mes godasses et passe mes pantoufles de cuir à semelle de caoutchouc ; après quoi, je troque mon veston contre une veste d’intérieur, je dénoue ma cravate et je sonne le préposé au wagon. D’un coup d’œil, je l’évalue ; je décide que ce lapin-là ne doit pas être bête du tout : ses yeux pétillent de malice et de cupidité ; c’est un de ces piafs qui s’entendent comme pas un pour accrocher des pourboires. Je remarque que ses mains sont en forme de sébile.
— Écoute, Kiki, je lui dis, je suppose qu’étant donné tes fonctions, tu dois parler plusieurs langues ?
— J’en parle huit, déclare-t-il.
— C’est plus qu’il n’en faut pour mon usage personnel, mon joli. Du moment que tu t’exprimes en français, tu as droit à toute ma considération.
Il s’incline.
— Voilà ce que j’attends de toi, poursuis-je, j’ai aperçu sur le quai de départ un vieux copain à moi. Dans la bousculade, je l’ai perdu de vue. Tout ce que je sais, c’est qu’il se trouve dans ce toboggan et qu’il y a cinq cents lires pour ta pomme si tu me le trouves.
— À votre service.
— O.K.
Là-dessus, je lui fais le portrait parlé de Tacaba. Décidément, j’aurais dû me lancer dans la littérature, parce que pour les descriptions je suis un peu là. Si, avec le signalement que je donne du personnage, le garçon de train ne le retrouve pas, c’est que mon Mexicain est allé se cacher dans la chasse d’eau des lavatories. Je lui recommande de ne rien dire à Tacaba, parce que je veux lui faire comme qui dirait une petite surprise. Il s’éloigne et j’allume une cigarette turque. Vous dire de quelle façon je vais mener les opérations m’est impossible. Je n’ai pas d’idées préétablies et je m’en remets à mon sens inné de l’improvisation.
Cinq minutes plus tard, le garçon est de retour. À son petit sourire, je devine qu’il a gagné ses cinq cents lires et, en effet, il m’annonce que mon « ami » se trouve dans le wagon précédent : compartiment 9.
— Kiki, lui dis-je, tu es le type qui peut remplacer une demi-livre de beurre au pied levé. Voilà l’osier promis et j’y ajoute cent balles de mieux parce que tu vas me prêter ton képi pour un moment.
Il se décoiffe en se marrant parce qu’il devine que je vais jouer un bon tour à ce vieux copain de Tacaba. Et il ne se met pas trop le doigt dans l’œil, car pour un bon tour, ça va en être un, ça je peux vous le garantir sur papier timbré.
Son galure me va à ravir ; grâce à lui, je dois ressembler à un officier de la marine albanaise. Avec ma veste d’intérieur rouge, j’ai vraiment l’air d’avoir revêtu un uniforme.
Je crois que ça va boumer. Prestement, je change de wagon. Il n’y a personne en vue dans le couloir de Tacaba. Je tire mon manuel de ma poche et je cherche le mot contrôleur, en italien on dit controllore, ça n’a rien de duraille. Je remets mon opuscule en place, puis j’attrape mon Luger. C’est un bon copain qui ne rechigne jamais au boulot. Je m’arrête devant le compartiment n° 9, et je frappe deux petits coups secs, de la façon impérative des contrôleurs.
Derrière la porte, une voix de mêlé-cass grogne une question en américain.
— Controllore ! fais-je avec beaucoup d’assurance.
J’entends tirer la targette ; l’huis s’entrouvre. Je sens le regard charbonneux de Tacaba posé sur moi. Pour plus de sécurité, je me tiens de profil. Mis en confiance par ma tenue, cet enfant de salaud ouvre grand la porte. Il est en bras de chemise.
Je répète : Controllore ! d’un ton obstiné, qui est comme une invite. Docilement, Tacaba tourne les talons pour attraper sa veste pendue au fond du compartiment. Je ne perds pas une seconde, saisissant mon arme par le canon, je lui allonge un vieux coup de crosse sur le bocal. Le Mexicain pousse un petit gloussement, comme s’il avait avalé un noyau de cerise, et il répand ses cent vingt kilos sur le tapis ; je suis obligé de le tirer un peu par les pieds pour pouvoir refermer la porte.
Jusqu’ici ça va très bien… Pour moi tout au moins.
Dès que j’ai fouillé les fringues de mon tueur et que j’ai raflé son pistolet, j’entreprends de le ranimer. Ce n’est pas aisé, car je lui ai administré une bonne dose de somnifère. Il ne faut pas moins de trois verres d’eau violemment projetés sur son visage, pour qu’il se décide à ouvrir ses jolis yeux.
Aussitôt il me reconnaît, et il sursaute comme s’il venait de s’asseoir sur un nid de serpents minutes.
— San Antonio, balbutie-t-il.
— Soi-même, gros vilain. Ça t’en bouche un coin, hein ? Tu croyais bien m’avoir descendu, pauvre tordu. Mais je suis un gars aussi coriace que Raspoutine, alors tu te rends compte…
Il se met sur son séant.
— Ne t’excite pas, conseillé-je, regarde plutôt le joli joujou que je tiens dans la main. Avec celui-là, j’en ai calmé des plus turbulents que toi.
Mon discours n’a pas l’air de lui plaire. Il me roule des yeux tellement féroces qu’en comparaison ceux d’une gargouille moyenageuse paraîtraient aussi doux que les yeux d’une biche. Je me dis, in petto, que je dois tenir ce vilain-pas-beau à l’œil, si je ne veux pas qu’il me joue un des tours de fumier dont il a le secret.
— Tu vas rester assis contre la cloison, dis-je, et ne pas trop remuer. Si tu as le malheur de lever, fût-ce ton gros orteil gauche, je t’en mets une en plein bide, là où ça fait mal. Compris ? Et maintenant, c’est bien simple, tu vas tout bonnement me donner quelques tuyaux sur le gang qui t’emploie.
— Si tu comptes là-dessus, poulet, rétorque cette carne, t’as meilleur compte d’attendre que le pape fasse le Tour de France cycliste.
— Oh que non, ma douceur.
— Oh que si, répond-il en se marrant.
Franchement, je m’admire de pouvoir ainsi freiner mes réflexes. Si je m’écoutais, Tacaba ressemblerait déjà à un baril de rillettes. Je sens que la moutarde me monte au blair, et soyez-en sûrs, c’est de l’extra-forte. Je me force à sourire afin de le mettre en confiance, et, soudain, je lui décoche un coup de pied à la pointe du menton. Il retombe illico dans les pommes.
— Excuse-moi, lui dis-je, j’avais besoin de t’envoyer un moment dans les limbes pour avoir la liberté de mes mouvements.
Tout en parlant, je m’empare des sangles de sa valise et je les utilise pour lui lier les jambes et les mains. De cette façon, je vais pouvoir m’expliquer une bonne fois pour toutes avec ce gorille. Lorsque ce petit exercice est achevé, j’allume une cigarette — toujours une turque — et j’attends que mon compagnon récupère sa lucidité, ce qui ne tarde pas trop.
— Décidément, lui dis-je, t’as le dôme en Celluloïd. À te voir on a l’impression qu’il faudrait un tank pour te renverser et un coup de pantoufle te liquéfie.
Il ouvre grand son moulin à braire et se met à m’affranchir au sujet des sentiments qu’il nourrit à mon endroit. Il me fait des révélations sur mes origines et sur mon futur et trouve des noms jusqu’ici inconnus pour me qualifier. Je le laisse faire en tirant sur le bout de carton doré de ma cigarette. Lorsqu’un zèbre a trop de bile sur la patate, il faut le laisser se soulager si on veut lui tirer des paroles sensées par la suite. Au bout d’un quart d’heure, il a épuisé son vocabulaire et son imagination.