Le lendemain, rasé de frais et la bouche en cœur, je fais mon entrée chez le chef italien de la surveillance du territoire.
C’est un vieux monsieur très bien qui ressemble au comte Sforza. Il n’a pas plus de tifs qu’un petit pain au lait, mais en revanche, il porte une moustache et un bouc blanc. Son regard est intelligent, il a de belles manières et je sens qu’il est francophile, rien qu’à la façon dont il me regarde.
Je lui colle sous le nez ma lettre d’introduction. Il la parcourt superficiellement.
— Jé sais, me dit-il, jé reçu oun câblé dé Paris.
Il tire sa barbichette comme pour se rendre compte si on ne lui en a pas ajusté une fausse pendant qu’il roupillait.
— Affaire péniblé, ajoute-t-il.
Tu parles ! D’après le peu qu’on m’en a dit, la nation qui héritera de l’invention aura un drôle d’atout en cas de bigornage général.
Je l’affranchis sur mes démêlés avec Tacaba.
— Si vous entendez dire, conclus-je, qu’on a trouvé un cadavre dans le Torino-Roma, ne le collez pas aux objets perdus : il est à moi.
Le chef sourit.
— Ah ! ces Français ! murmure-t-il avec tendresse.
Je lui coupe net l’enthousiasme.
— D’ac, fais-je, ils remplacent la margarine, mais encore faut-il qu’ils retroussent leurs manches. Je crois que j’arrive juste à temps. Les zèbres que je poursuis n’ont pas encore dû négocier leur larcin, car ils se seraient battu l’œil que je rapplique et n’auraient pas expédié le Mexicain à ma rencontre.
— En effet.
— Tout le jeu consiste à intervenir brutalement. Pour l’instant, ils ne savent pas encore ce qui est arrivé à leur gorille de service, je peux donc espérer les surprendre. Avez-vous une indication quelconque ?
— Attendez ouné séconde.
Le barbu décroche son téléphone et se met à parler ; il semble excité, j’ai dû le doper avec mes façons brusques.
Il rajuste l’écouteur et recommence à tripoter son bouc ; il a l’air d’y tenir, à sa barbouze. Je parie que la nuit il se l’enveloppe dans du papier de soie.
Je tire une cigarette de ma poche et l’allume. Mon interlocuteur ne parle pas et ce n’est pas moi qui risque de l’ouvrir. Quand un bonhomme comme le père la barbiche réfléchit avant de discuter, c’est qu’il ne va certainement pas vous raconter la dernière de Marius et Olive. Probable qu’il est en train de cataloguer ses pensées et de les aligner par paquets de dix dans sa centrale.
Lorsque je suis parvenu à la moitié de ma cigarette, le comte Sforza se réveille.
— Oun hommé va vénir, déclare-t-il, c’est notre plous importanté indicator. Oun garçon qu’il est extrêmament précioux, il connaisse à fond les milieux interlopes di Roma, et même les autres. Il a la mano mise sour toutes les casa closes dé la ville. Jé né m’adresse à lui que dans les grandés occasionnes. J’espère qu’il vous sera d’oun bonne outilité.
— Je l’espère aussi, rétorqué-je, because, jusqu’ici, j’ai ballepeau comme résultat.
Il me pose quelques questions sur la vie à Paris et me demande s’il y a toujours de belles mousmés à Tabarin.
Je le rassure et lui affirme qu’il peut encore retenir son bifton pour la Ville Lumière s’il veut se faire rigoler, étant donné que ce ne sont pas les petits lots qui manquent entre Montparnasse et le Sacré-Cœur.
— Faité-moi lé plaisir dé vénir dîner ce soir chez moi, propose-t-il.
Ça part d’un bon naturel, mais je refuse son invitation.
— Ce soir, lui dis-je, p’tête ben que je serai dans un des tiroirs de la morgue. Si je n’y suis pas, il y a des chances pour que je songe à autre chose qu’à dîner dans le monde. Si vous voulez bien, on reparlera de ça dans quelques jours.
Il s’incline courtoisement.
— Comme il vous plaira.
Il y a déjà un gentil tas de mégots dans le cendrier lorsqu’un agent en uniforme introduit le type que nous attendons.
Ce gigolo a l’aspect d’un chef d’orchestre cubain. Il est grand comme un général, maigre comme un ouvre-boîte, brun comme le négus. Il a des mirettes luisantes et des dents de carnassier aussi blanches que sur les réclames de pâte dentifrice. Sûr et certain que ce type-là n’a pas de mouron à se faire pour dégringoler les pépées les mieux fournies en rotondités ; il doit renouveler son bétail avec une extrême facilité.
Le chef lui tend la main. Il témoigne à l’arrivant une cordialité qui n’est pas dépourvue d’une certaine considération.
Puis, se tournant vers moi :
— Jé vous présenté Luigi Sorrenti. Le commissaire San Antonio des services secrets français, complète-t-il à l’intention de son auxiliaire secret.
J’en tends cinq à Sorrenti. Je découvre qu’il a les mains froides, ce qui est signe de fermeté. J’ai dans l’idée que ce Rital ne doit pas être d’un maniement facile.
— Enchanté, déclare-t-il en un français impeccable.
— Vous pouvez exposer votré affaire au signor Sorrenti, conseille le chef.
Qu’est-ce que je risque ? Par le menu, je fais à notre interlocuteur l’historique de l’affaire. Il m’écoute calmement, se contentant de hocher la tête pour montrer qu’il suit parfaitement mes explications.
— Vous pigez, dis-je pour finir, je suis coupé de la bande, je ne connais pas Rome. Ce dont j’ai besoin, c’est d’une piste, aussi fragile soit-elle, d’un point de départ logique en somme.
— Évidemment, admet-il, je ne voudrais pas vous faire une fausse joie, mais je crois pouvoir vous dire que je connais ou plutôt connaissais Tacaba. J’avais, la semaine passée, repéré un type correspondant au portrait que vous venez de brosser.
Il ajoute quelques détails signalétiques.
Je m’exclame :
— Pas d’erreur, c’est lui !
— Parfait, cet homme fréquentait un café situé dans une petite rue, près de la place Victor-Emmanuel-II. Il a rossé un consommateur, pour je ne sais quelle raison : querelle d’ivrogne ; j’y étais, il a retenu mon attention parce qu’il s’est esquivé malgré qu’il ait le dessus, dès que le patron a parlé d’appeler la police.
Je sors un carnet de ma poche.
— Voulez-vous me noter l’adresse du bistrot…
Il s’exécute de bonne grâce.
— C’est tout ce que vous pouvez me refiler comme tuyau ?
— Oui. Je vous donne mon adresse au cas où vous auriez besoin de moi.
— All right. Vous ne connaissez pas une certaine beauté du nom d’Else ?
— Comment dites-vous ?
— Else.
Il a un geste d’impuissance.
— Non, je regrette, c’est un prénom anglais, ça ?
— Plutôt scandinave… mais ça ne veut rien signifier.
Je me lève et dis au chef de la police :
— Vous seriez bon de faire photographier le visage de Tacaba. Dites aux spécialistes qu’ils le prennent les yeux ouverts et qu’ils le réparent un peu de façon à ce que ça ressemble à une photo d’identité.
— Entendou.
Le comte Sforza me fait signe de patienter. Il ouvre un tiroir de son bureau et en tire un bristol couvert de tampons sur lequel il écrit quelque chose.
— Tenez, dit-il en me le tendant, avequé ça vous pourrez obtenir dé n’importé quel service dé police touté l’aide que séra nécessaire. Où faudra-t-il vous faire porter les photos ?
Je me tourne vers Sorrenti.
— Vous avez un hôtel pépère à m’indiquer ?
Il réfléchit.
— Allez à l’Imperator de ma part.