Voilà ce qu’elle dit, et si vous êtes moins bouchés que je le suppose, vous vous apercevrez que ce n’est pas tellement couillon.
— Les gangsters pensent que vous avez ce qu’ils cherchent sur vous et ils vont donc essayer de le récupérer. Pour cela ils vous suivront afin de trouver l’instant opportun pour vous assaillir. Votre seule chance est donc de tromper leur surveillance.
Je souris, amusé par la ride têtue qui sépare ses sourcils.
Elle poursuit :
— Je vois une tactique à adopter si vous voulez les duper à nouveau. Le chauffeur vous conduira à la gare, Gaétan et vous, avec la Simca. Vous y prendrez votre billet et monterez dans le train ; je suppose que ce sera pour vous l’enfance de l’art que d’en descendre sans vous faire remarquer, au moment où il partira. Vous quitterez la gare par une sortie de côté, tandis que, pour donner le change, Gaétan continuera sur Rome.
« Moi, je serai avec la Talbot dans les parages. Je crois que j’ai un joli coup de volant ; vous aussi, je suppose. En nous relayant, nous arriverons à Rome avant le train.
Avant de donner mon appréciation, je jette un coup d’œil à mon hôte. Il semble boire les paroles de sa femme. Il a l’œil fier du bonhomme qui se rend compte qu’il n’a pas épousé un camembert moisi.
— Supérieurement échafaudé ! déclare-t-il. Votre avis, commissaire ?
Je toussote.
— Je fais mes compliments à Madame pour son habileté à ourdir des complots (je reprends mon souffle et me décerne un accessit en locution) mais, j’en reviens à ma première objection et la renouvelle avec plus de fermeté encore, je ne puis accepter de vous embarquer, mon cher consul, vous, et surtout Madame, dans ce guêpier, le danger est trop grand.
Il se lève, l’air outragé. Je sens qu’il va me balanstiquer une phrase à la Cyrano et, en effet, il dit en cambrant la taille :
— Commissaire, nous sommes ici en service commandé nous aussi ; certes, il s’agit d’un poste plus honorifique que dangereux, mais un Français, surtout lorsqu’il se nomme Gaétan Pival de Roubille (tout s’explique) ne saurait trembler devant un ennemi, quel qu’il soit.
Il n’y a pas à ergoter. Mon interlocuteur est de la même race que l’autre dugland qui avait escaladé la barricade en bramant qu’il allait faire voir comment qu’on se fait dessouder pour quarante ronds.
Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! La garde meurt mais ne se rend pas ! À moi, Auvergne, voilà l’ennemi ! et toute la lyre…
Vous entravez ?
Ma décision est adoptée.
— Soit, j’accepte.
J’ajoute, histoire de le galvaniser tout à fait :
— Dans mon rapport, je signalerai votre conduite exceptionnelle. J’espère que notre gouvernement sait récompenser les siens, quelquefois.
Il fait mine de ne pas avoir entendu et prend un air lointain. Tellement lointain qu’il doit déjà se voir sur l’esplanade des Invalides en train de se faire cloquer la Légion d’honneur par le papa Auriol.
Sa femme me regarde en souriant ironiquement. Je vois qu’on pense la même chose tous les deux.
Cette souris, je ne vous le dirai jamais assez, a un cerveau qui n’est pas bouffé des mites.
Sans blague, la proposition de Mme Gaétan Truquemuche-je-ne-sais-plus-quoi est tombée à pic car au moment où je quitte la crèche du consul dans sa Simca 8, j’aperçois une bagnole qui décolle du trottoir et se met dans notre sillage.
— Sapristi, dis-je, avez-vous un soufflant ?
— Un quoi ?
— Un revolver ! Ces crapules m’ont fauché mon Luger et je n’ai même pas un cure-dent pour me défendre s’il y a du grabuge.
Le consul interpelle son chauffeur :
— Y a-t-il une arme dans le tiroir du tableau de bord ?
D’une main, le larbin inspecte la niche qui contient des cartes routières. Il finit par en extraire un Walter boche de 7,65. Avec ça on ne peut pas s’attaquer à un régiment de panzers, mais, du moins, on se sent moins seul. Je vérifie si le chargeur est plein et je le fourre dans ma poche. Nous suivons une large artère très animée. Ici, les tramways roulent au ras des trottoirs, tandis que les bagnoles circulent au milieu de la rue. Je surveille l’auto suiveuse, c’est un grand toboggan noir ; je crois reconnaître, assis dans le fond, Bruno, le beau ténébreux de la môme Else. En voilà un qui n’a pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une partie de dames et que, d’ici la fin de mon boulot — s’il s’obstine à me chahuter — il sera tellement percé de trous qu’on pourra se rendre compte du temps qu’il fait en regardant à travers lui.
— Sommes-nous suivis ? me demande mon hôte.
Je le regarde en souriant. Le Gaétan est peut-être un as pour ce qui est de délivrer des passeports, mais question police, il n’a pas plus de jugeote qu’une pierre à briquet.
— Un petit peu, fais-je. Tout se passera bien si nous avons l’air naturel.
Parvenu à la gare, le consul empoigne sa valise et dit adieu au chauffeur. Comme il a fait retenir nos places, nous filons directement sur le quai de départ et nous grimpons dans notre compartiment de première qui est vide. Je me dis que c’est une chance que ce soit Bruno qui s’occupe de moi, car il ne peut, puisque je le connais, venir s’installer à nos côtés.
Le train va partir dans quatre minutes. Je baisse la vitre à contre-voie et examine les lieux. Il y a un autre train sur la voie voisine ; un vieux tacot rempli de gougnafiers de la parpagne. Peut-être bien que ça va marcher.
— Allez dans le couloir, dis-je à mon compagnon. Au moment où le train s’ébranlera, vous vous pencherez par la portière donnant sur le quai et vous appellerez très fort une personne imaginaire. Comme nos oiseaux sont quelque part dans le train à nous guetter, leur attention se portera sur vous et j’en profiterai pour m’évacuer en douceur.
— Fort bien.
Tout se passe comme je l’avais prévu. Dès que Gaétan se met à crier, j’enjambe la fenêtre et je me laisse glisser entre les deux trains. Puis, vivement, je me hisse dans le tortillard de banlieue, sans prendre garde aux vociférations de tous les branquignols auxquels j’écrase les nougats.
Après quoi, j’ôte ma veste et la tiens sous mon bras à la manière des Ritals, je me coiffe d’une casquette américaine en toile verte — dont je me suis muni —, ça se fait beaucoup dans les parages, vestiges de l’occupation yankee, évidemment. Ça n’a l’air de rien mais ça suffit à me rendre méconnaissable. Je sors de la gare et examine les environs. J’aperçois la femme de mon ami le consul, embusquée dans une petite rue du côté de la mer, au volant d’une Talbot crème et rouge. Je pense qu’on doit passer aussi inaperçu là-dedans qu’un diplodocus dans un couloir du métro. Enfin, nous verrons bien.
Elle hésite à me reconnaître.
— Ce que vous avez l’air canaille avec cette casquette, sourit-elle en ouvrant la portière.
Je cligne de l’œil.
— Je crois que je les ai eus.
— Alors, mon idée était bonne, monsieur San Antonio ?
— Magistrale, madame, heu… Pival de… heu… Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude des noms à changement de vitesse, m’emporté-je.
Elle appuie sur le démarreur.
— Ne vous tracassez pas, fait-elle d’un air faussement innocent, mon prénom c’est Jeannine.
Ça me sèche un peu. Confidentiellement : j’ai une grosse touche avec cette petite baronne. On a beau être un solide républicain et avoir des aïeux qui ont braillé La Carmagnole, ça flatte. Des belles dames qui m’ont fait du gringue, j’en ai rencontré pas mal et j’ai toujours veillé à ne pas les décevoir. Si je ne trimbalais pas des documents d’une terrible importance, et si je n’avais pas le culte de la reconnaissance, je sens que la tête du consul ressemblerait d’ici peu à un trophée de chasse.