— Écoute, dis-je au bonze à veste blanche, laisse tomber tes flacons un instant et amène ce qui te sert d’oreilles.
Car, il faut bien que je vous l’avoue, il m’est venu une idée. Je me suis dit que l’enterrement du mort n’a pas dû avoir lieu au début de la nuit, mais plutôt sur la fin because le risque de rencontrer des noctambules. Or, dans cette rue, qui est-ce qui a une chance de jeter un coup d’œil à trois ou quatre heures du matin, sinon les gens du cabaret : employés ou clients ?
Hein ! Qu’en dites-vous ? Avouez que ça n’est pas mal emballé comme raisonnement.
Le Chinetoque me regarde de biais. Il ressemble à un vieux matou de salon.
Je l’attaque aussitôt.
— Dis donc, mon bijou, imagine-toi qu’il y a dans ma poche un billet de la Banque de France qui aimerait voyager. Ça te ferait plaisir qu’il traverse le comptoir ?
Son visage ne change pas d’expression. C’est à peine si ses yeux deviennent un peu plus mornes.
— Eh bien, réponds !
Il a un sourire crispant auquel je voudrais pouvoir mettre le feu.
— De quoi s’agit-il ? se décide-t-il enfin.
Je rigole doucement, à cause de sa question qui me fait songer au maréchal Foch. Je lui mets mon insigne sous le nez.
— Tiens, mon chéri, je lui murmure.
C’est raté. Ce croquant-là n’est pas plus ému par mon insigne que par un presse-citron. Il ne sourcille pas et ça me met en rogne.
— Écoute bien, trésor. Tu dois être au courant de la découverte que les égoutiers ont faite hier matin en réparant la conduite de flotte ?
Il fait oui d’un mouvement de tête. Je continue.
— Figure-toi que mon petit doigt m’a dit que tu pourrais me rencarder sur cette histoire-là.
Le plus drôle, c’est que je ne sais pas ce qui me pousse à dire ça… L’intuition sans doute. Vous pensez bien que je ne suis pas Sherlock Holmes ; si je veux découvrir un jour la vérité sur le décès du type et sur son étui de message, il me faut du toupet, à défaut d’indices. Est-ce une illusion ? Cette fois, il me semble que le Chinois a tiqué légèrement.
— Alors ?
— Je regrette, mais je ne sais rien. Rien de rien. Parole d’honneur.
— Moule-moi avec ton honneur, et parle un peu.
— Mais je ne sais rien ! dit-il précipitamment.
Ce garçon, malgré sa race, doit être assez émotif. Si seulement je possédais un argument à lui servir, il se laisserait peut-être glisser…
Je me décide à tenter quelque chose.
— C’est bon, montre-moi tes papiers.
Il s’appelle Su-Chang, et il habite rue Saint-Ferréol. Sans insister, je prends deux jetons à la caisse, et je descends au sous-sol où se trouve la cabine téléphonique.
Je compose le numéro de la Sûreté.
— Passez-moi le commissaire Favelli, dis-je sèchement.
On me répond que le commissaire est chez lui, mais qu’il y a encore dans son bureau son second : l’inspecteur Baudron.
Je dis que je m’en contenterai et le standardiste me le sert sur un plateau.
— Allô, Baudron ? Ici commissaire San Antonio.
Au Baudron ça lui fait l’effet du tonnerre. Sa voix se transforme en miel ; il a les inflexions de l’ange qui disait à Jeanne d’Arc de mouler ses moutons et d’aller se bigorner avec les Anglais. Il me dit que son chef l’a mis au courant de ma mission et que c’est précisément à cause de moi qu’il passe la nuit à la grande maison.
— Très bien, approuvé-je, vous allez courir aux sommiers et regarder si vous ne trouvez pas quelque chose au sujet d’un Chinois nommé Su-Chang, qui est barman et qui crèche rue Saint-Ferréol. Faites-vite, je vous rappelle dans dix minutes…
En attendant le moment d’utiliser mon second jeton, je me fais les ongles tout en réfléchissant. Peut-être que cette piste ne me mènera nulle part. Mais il faut ne rien négliger… Puis, je m’allume une cigarette et je m’intéresse à la grosse aiguille de ma montre.
Dix minutes plus tard, je décroche à nouveau et Baudron tout essoufflé m’apprend que mon Chinois a tiré six mois de ballon, il y a quelques années, pour trafic de stupéfiants. Ces paroles me semblent aussi suaves que la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel. J’affirme à Baudron qu’il est le type le plus sensationnel de Marseille et que s’il connaît un coin où le pastis n’est pas trop moche, je lui en offrirai une caisse avec robinet demain.
Et maintenant, croyez-vous que j’aie le nez creux ?
CHAPITRE V
La môme Julia
Je remonte au bar et, oh pardon ! J’en prends plein les yeux. Assise au comptoir, il y a maintenant une gamine, façon déesse, qui me détraque l’oreillette droite, rien qu’à cause de sa mise en plis. Au début de ce récit, je me suis permis quelques considérations sur les femmes ; je vous ai expliqué qu’au cours de ma carrière, j’en avais connu quelques-unes, mais, croyez-moi, des filles comme celle-ci, j’ai eu beau me lever matin, je n’en ai jamais vu. Si un magazine flanquait sa photo en bikini à la une, le gouvernement serait obligé de rappeler trois classes pour établir un service d’ordre devant les marchands de journaux, tant il y aurait d’amateurs.
Elle est blonde comme un champ de blé et ses cheveux lui coulent sur les épaules. Elle a des yeux verts frangés de longs cils et la couleur de sa peau me coupe la respiration. Sérieusement, à côté d’elle, Rita Hayworth est tout juste bonne à rempailler des chaises. Cette Joconde porte une robe du soir en velours noir, et elle boit un gin-fizz…
Je regrette que les exigences de mon métier ne me permettent pas de tenter l’abordage de cette sirène. Je commande une fine en me disant que si j’étais en tête à tête avec elle, je n’essaierais pas de lui enseigner la trigonométrie. Vous saisissez bien ?
L’alcool me donne un coup de fouet. Aussitôt je réagis et je réattrape le Chinois.
Je l’attire au bout du bar.
— Maintenant, lui dis-je, nous allons discuter sérieusement. Écoute, beau masque, je viens d’apprendre que tu t’es tapé six mois de mitard avant guerre pour une histoire de drogue. C’est exact, hein ?
Il bat les paupières, on dirait qu’il fait du morse.
Je poursuis :
— D’ac, alors voici ce que je te propose : tu me chuchotes ce que tu sais au sujet de l’affaire en question et tu palpes le billet dont je t’ai parlé. Ou bien tu la boucles et je te fiche en cabane. Ne t’inquiète pas pour le motif, j’en trouverai un. Au besoin, si je le veux, on dénichera suffisamment d’opium chez toi pour que le juge le plus débonnaire t’envoie en tôle jusqu’à ce qu’il te pousse des champignons sous les pieds.
Je constate que mon barman est convenablement ébranlé. Il balbutie des mots incohérents et jette des regards affolés par-dessus mon épaule. Vraisemblablement, c’est un petit bonhomme qui craint la pluie.
— Tout à l’heure, dit-il, attendez-moi au coin de la rue. Je quitte mon service à une heure. Si je peux vous être utile…
Je m’exclame :
— Et comment que tu le peux ! Entendu pour le coin de la rue. Et tâche pas de me jouer un tour de Chinois, si tu ne veux pas que je t’administre une correction tellement sévère que tes arrière-petits-enfants eux-mêmes ne pourront pas encore s’asseoir. Du reste, je ne bouge pas d’ici avant la fermeture.
Ayant dit, je siffle mon glass. Cette fois je commande un armagnac afin de varier les plaisirs. Et je ne suis pas plus déçu par l’armagnac que par la fine Martel. Cette boîte est peut-être pourrie de repris de justice, mais elle soigne sa cave. Surtout n’allez pas croire que les alcools que je distille risquent de me faire virer le dôme, parce que vous auriez tort. Si vous vouliez m’offrir une biture, vous pourriez aller retirer toutes vos économies à la Caisse d’Épargne, et vous faire plongeur dans un restaurant pendant trente-quatre ans pour finir de régler la note.