Je réfléchis un petit peu, histoire d’aérer ma vaste intelligence.
— Je ne vais pas demander une éclipse de lune, dis-je, mais un renseignement. Il faut que dans les deux heures qui suivent, on ait retrouvé le yacht d’Else. Je ne sais ni le nom du bateau, ni sa couleur, ni sa forme, l’ayant fréquenté dans des conditions très particulières. Mais ça ne doit pas être difficile de repérer un bateau de plaisance qui, la nuit dernière, se trouvait à quelques milles de Naples, hein ?
Le chef de la police se lève.
— Jé vais m’occupate dé cetté question immédiatementé. Jé téléphonerai les résultats à Son Excellence, dès que jé les aurai.
On se serre les pognes à qui mieux mieux.
— Signore Sorrenti, dis-je au grand brun, pouvez-vous m’accorder cette soirée ?
— J’en serais ravi, commissaire. Qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous me pilotiez dans tous les endroits louches de la ville. Logiquement, la bande a dû revenir à Rome, puisque c’est son centre ; eh bien, je suis décidé à perquisitionner jusqu’au Vatican, s’il le faut, pour retrouver leur trace.
— À votre service, vous êtes toujours au même hôtel ?
— Oui, ils doivent se demander ce que je suis devenu, j’espère qu’ils n’auront pas vendu mes bagages.
— Huit heures, ça vous convient ?
— Au poil.
Une fois seuls, l’Excellence et moi nous retournons auprès de Jeannine. Cette fille est de plus en plus formidable à mon sens, maintenant, ses yeux sont secs. Son immense peine ne se traduit plus que par la pâleur excessive de son visage. Ses yeux luisent drôlement.
— Alors ? fait-elle.
Je comprends qu’elle met toute son incertitude, tout son chagrin, dans ce mot.
— En attendant que l’on amène ici le… la… enfin votre malheureux frère, vous allez vous installer à l’ambassade, ma chère enfant. Ma femme sera là dans un instant et prendra soin de vous.
— Oui, approuvé-je, et moi, Jeannine, je fonce dans le tas, je ne souhaite pas à Else et à sa clique de me tomber dans les pattes parce que les mecs de l’Inquisition et les chefs de camps nazis passeraient pour les plus douces des Petites Sœurs des Pauvres à côté de moi en ce moment.
— Je vous accompagne, décide-t-elle.
Le diplomate et moi, nous nous récrions bien fort, mais elle insiste.
— Si je reste assise dans un fauteuil, à remuer des idées noires, cela n’avancera à rien, n’est-ce pas, tandis que si je suis avec vous, commissaire, avec la certitude de pourchasser les brutes qui ont tué Gaétan, je serai fortifiée par l’action. Vous me comprenez ?
Nous objectons que ce n’est pas prudent et que l’exemple de son frère devrait lui suffire. Mais nos adjurations sont sans résultat. Elle est butée, et c’est une femme qui sait ce qu’elle veut. Il ne me faut pas cent dix ans pour comprendre que sa décision est arrêtée et qu’on aurait plus de chances de faire faire les pieds au mur à une tortue que de lui faire abandonner son projet.
— Soyez certain, ajoute-t-elle, que je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues. J’ai au contraire l’impression que je peux vous être utile ; ils ne me connaissent pas, donc je suis moins repérable que vous qui avez eu maille à partir avec eux.
Je proteste encore pour la forme, puis je cède. Et nous prenons congé de l’ambassadeur, après que je lui ai remis les documents.
CHAPITRE III
Un beau gosse qui n’est pas content
— Pour commencer, avertis-je, nous allons briffer un brin. C’est une des conditions essentielles de réussite, lorsqu’on s’en va-t’en guerre. Que ça vous chante ou non, vous allez manger. Puisque vous êtes assez courageuse pour laisser votre chagrin à la consigne tant que les assassins ne seront pas arrêtés, vous allez m’obéir.
Elle se force à sourire.
— Bien, chef.
Je la regarde doucement.
— En général, je travaille seul, mais ça ne me déplaît pas tellement de faire une exception pour un auxiliaire de ce gabarit.
Je conduis la Talbot dans les rues de Rome. Nous passons sur un pont en dos-d’âne, sous lequel coule un ruisseau jaunâtre.
— C’est le Tibre, cette canalisation ? questionné-je.
Jeannine me fait signe que oui. Je ne sais pas bien que lui raconter ; je n’ai pas l’habitude de manipuler des demoiselles de la bonne société dont le frangin vient de se faire buter. Je vais pour la remonter, employer le grand moyen, celui qui réussit à tout le monde : aux ramasseurs de mégots comme aux nonces apostoliques, et aux veufs inconsolables comme aux amoureux-qui-sont-seuls-au-monde, je veux parler du glass. C’est pour cela que je me fais autoritaire quand il est question d’aller se restaurer. Je me promets de commander une bouteille de vin de France très sérieuse. Il faut absolument que Jeannine fasse fonctionner son pipe-line.
Nous traversons une place entourée d’arcades qui s’appelle la Piazza Colonnes. Un peu plus loin, j’aperçois un restaurant à l’angle d’une rue paisible. Cet établissement possède une terrasse en forme de tonnelle, très accueillante. Il y a de la verdure, des garçons à tête de jeunes premiers et des nappes jaune clair.
J’arrête l’auto.
— Descendez, dis-je.
Elle obéit mornement.
Je la pousse sur la terrasse et désigne une table d’angle au garçon qui s’empresse. Ces Italiens sont des dégourdis. Pas besoin de leur faire des causeries avec projection, ils pigent tout de suite.
Jeannine s’assied, toujours avec son air lointain. Sans lui demander son avis, contrairement aux lois de la bienséance, je compose un menu confortable : soufflé au fromage, perdrix aux choux, pâtisserie, bref, la moindre des choses.
— Et maintenant, dis-je au garçon, si tu ne parles pas français, galope chercher un interprète pour qu’on règle la question des vins.
— Si, signore, je parle française.
— C’est toi qui le dis, mon trésor. Enfin, ça ira, passe-moi le cahier du sommelier.
Je le feuillette.
— Un chambolle-musigny ne serait pas mal, fais-je remarquer.
Nous attaquons. À vrai dire, Jeannine grignote. À tout moment, elle pose sa fourchette et crispe les lèvres. Mais malgré ses efforts, je vois ses yeux magnifiques s’emplir de larmes.
— Vous étiez très unis, dis-je doucement, comprenant qu’il faut parler du disparu.
— Terriblement. Nous ne nous sommes jamais quittés. Gaétan était misogyne et ne voulait pas entendre parler de mariage, c’était pour moi à la fois un frère, un père et un ami…
Je la laisse pleurer parce que je sais que ça soulage ; lorsqu’une femme pleure, on peut commencer à se donner un coup de peigne parce que c’est signe que dans un instant elle sera en plein boum.
En effet, ma compagne essuie ses larmes et j’en profite pour lui emplir son verre.
— Allons, dis-je, avec un peu de rudesse dans la voix (juste ce qu’il faut), buvez un bon coup et préparez-vous à le venger. Ce sera un grand réconfort.
Galvanisée, elle torche coup sur coup trois glass. Ça y est, mon petit truc à réussi.
Nous descendons à l’hôtel Imperator où j’ai la joie de retrouver mes bagages. Je m’empresse de passer un coup de bigophone à l’ambassadeur.
— Allô, Excellence ? Ici San Antonio, avez-vous reçu une communication au sujet du bateau ?
— À l’instant, répond-il, le chef de la police vient de me prévenir qu’un bâtiment correspondant au vôtre a été repéré au large de Capri. La police côtière l’a arraisonné et deux officiers sont montés à bord, ils ont été pour leurs frais, le yacht appartient à un Brésilien, un certain Curno Pantoz, ce dernier a proposé aux officiers de perquisitionner, aucune femme ne se trouvait à bord et les papiers étaient en règle. Ils se sont excusés. Qu’en dites-vous, commissaire ? Croyez-vous qu’il s’agirait de notre bâtiment ?