— Si vous permettez, fait Jeannine, ce sera moi qui tirerai.
— J’oubliais de te signaler que la gracieuse personne qui te veut du bien est la sœur de feu Gaétan Pival de Roubille, consul de France à Naples.
« Tu es cucul comme un jeune chien, mon pauvre Bruno, et imprudent ! On ne liquide pas un consul de France comme un nervi, surtout à un moment où les relations amicales se renouent à toute pompe avec la bonne vieille frangine latine. Le gouvernement italien doit en discuter ferme, en séance de nuit. Il fait remuer sa police et si un nommé San Antonio leur servait l’assassin, même dans un sac à charbon, il lui cloquerait toutes les médailles passées et présentes du pays. Quant au meurtrier, s’il pouvait le fusiller cent fois, il le ferait.
— Ce n’est pas moi, gémit le beau gosse.
— Mon œil ! Je t’ai vu lorsque tu nous suivais à la gare.
— Mais je n’ai pas pris le train.
Je hausse les épaules.
— Trouve autre chose, mon chou.
— Je vous le jure… Nous avions voulu nous assurer que vous preniez bien le train. Tenter un coup nous paraissait trop risqué. Else m’attendait à l’aéroport, nous avons pris l’avion. C’est à la sortie de la gare de Rome que nous pensions vous kidnapper, le consul et vous. Quoi qu’il y paraisse, c’était plus facile parce que, ici, nous avions du monde capable sous la main.
Je suis ébranlé.
— Et ainsi, tu prétends avoir pris l’avion ?
— Je l’affirme ; vous aurez la preuve de ce que j’avance aux aéroports de Naples et de Rome.
Je me tais en évitant le regard déçu de Jeannine. Je me dis que les affirmations du beau gosse sont peut-être fausses — jusqu’à preuve du contraire — mais mon vieux flair de clebs me dit qu’elles sont vraies. Dans ce cas, alors, qui a commis le meurtre ? Un criminel travaillant pour son propre compte ? C’est improbable… Alors ?
Alors, je suis bien forcé de songer sérieusement au gars qui possède le code. Pour que les plans aient une valeur, il faut le code, mais le code sans les plans, c’est une brosse à dents sans poils. Donc, celui qui a été assez dégourdi pour s’approprier une partie des documents doit être assez gonflé pour buter un type afin d’avoir l’autre partie. Conclusion : j’ai de plus en plus envie de faire connaissance avec le détenteur du code.
— Passons sur le meurtre, provisoirement, nous réglerons cette question plus tard. Reprenons cet entretien à son début. Qui vous a fauché le code ?
— On ne nous l’a pas fauché.
— Quoi !
— Non, je vais vous expliquer…
Jeannine pousse un cri et me montre la porte. Je me retourne, le copain de Bruno et la fille rousse font leur entrée, un pétard à la main. Je n’ai pas le temps de me voir venir ; profitant de cette diversion, Bruno a bondi et m’a filé un coup de poing grand format sur le bras. Je lâche mon feu et je n’ai pas le temps de me baisser car les arrivants me rentrent le canon de leur Luger dans les côtes.
Bruno qui pense à tout récupère le feu que Jeannine lui a pris.
— Eh bien, gros malin, dit-il d’un ton enjoué, que penses-tu de ce second acte ?
— Pas mal, conviens-je, attendons le troisième.
— On t’a jamais appris à l’école qu’il existait des pièces en deux actes ?
— Si, mais toutes celles pour lesquelles j’ai un engagement en ont trois, figure-toi ; et il se trouve que c’est dans le troisième acte que je suis le plus formidable.
Le copain de la môme rousse s’impatiente.
— Assez causé, dit-il avec un accent hongrois si épais qu’on pourrait le couper au sécateur, qu’est-ce qu’on fait de ces deux ?
— On les emmène dans le monde, décide Bruno.
Ils nous poussent dans le couloir et nous entraînent vers la porte de service ; celle-ci donne dans une ruelle où il y a une voiture américaine.
— Allez, grimpez, ordonne le gentleman dont l’arrière-grand-père était pékinois.
— Mazette ! m’exclamé-je, vous ne les achetez pas aux puces, vos bagnoles.
— Ferme ça, gronde Bruno, maniez-vous, toi et ta grognasse et ne faites pas de manières, étant donné que c’est nous qui avons l’artillerie maintenant.
Je m’installe à l’arrière à côté de Jeannine. Je la regarde pour voir comme elle réagit. Elle ne prend pas ça tellement mal. En tout cas, comme diversion à son chagrin, c’est plutôt corsé, hein ?
CHAPITRE IV
Mon copain : le Nord
Quelquefois, j’entends des types qui avouent avoir perdu le nord. C’est qu’ils n’ont pas d’ordre. Le nord et moi, nous sommes deux bons copains et nous ne nous sommes jamais séparés.
C’est à ça que je pense dans la voiture ; à ça et puis à autre chose dont je vous parlerai plus loin.
Comme je ne connais pas Rome, je ne prête pas attention au chemin que nous empruntons ; j’ai la main de Jeannine dans la mienne et ça suffit à mon bonheur. Si vous avez déjà touché une peau plus douce que la sienne, venez me le dire et je vous paierai des bugnes. À toucher cette main fine, je deviens tout bizarre, pour un peu que j’insiste, je parviendrais à écrire des vers sans plus me forcer que Victor Hugo.
Et si San Antonio composait un poème, qu’est-ce que vous en diriez, tas de navetons ? Ça vous couperait le sifflet parce que vous croyez que je suis un massacreur, un costaud, une brute, un démolisseur de gueules. Vous ne pouvez pas croire qu’il y un cœur derrière mon portefeuille et que ce cœur là cogne dur quand il s’y met. Vous avez des préjugés bien douillets et puis des habitudes. Et vous vous croyez malins alors que vous êtes tous des pantouflards, des mangeurs de pilules, des cocus et des têtes de lard.
Bon, j’arrête les vitupérations car nous sommes arrivés. L’auto vient de stopper devant une belle villa bâtie dans un parc. Et ça sent bon dans ce quartier, sapristi !
Nos cerbères nous poussent dans la crèche. Nous voilà dans une pièce agréablement meublée en poirier clair. Un ventilateur fixé au plafond ronronne comme un chat heureux en faisant frissonner des guirlandes de soie rose.
En entrant, je vois la belle Else assise dans un fauteuil moelleux. Elle a les jambes croisées, ce qui relève sa jupe au-dessus des genoux, le spectacle vaut le dérangement.
— Tiens, tiens, fait-elle en nous apercevant, où as-tu déniché ça, Bruno ?
Ce pommadé rigole tendrement.
— J’ai vu cette paire de couillons dans une vitrine, et j’ai pensé qu’elle te ferait plaisir.
— Tu es trop gentil, mon grand.
Je rigole et je déclare :
— Ton grand, Else, sans son copain qui a une bille à galoper dans les faux rochers du zoo de Vincennes, il serait tout juste bon à déboucher les éviers et les waters. Comme lavette, on ne peut rêver mieux, au moment où je me suis laissé fabriquer par madame et monsieur, il allait nous raconter sa vie et la tienne par-dessus le blaud. Je ne peux pas croire qu’avec une gambette et une frimousse comme tu en as, tu ne trouves rien d’autre à mettre sur ton oreiller que ce pot de brillantine. C’est peut-être que tu crains le froid aux pieds. On ne t’a jamais dit qu’il existait des bouillottes ?
J’ai juste le temps d’esquiver un crochet du droit que me balance Bruno fou de rage. Il se précipite pour remettre ça, mais moi, plus prompt, je lui file un coup de savate au tibia. Il se penche et je lui remonte le menton d’un coup de genou. Tout cela sans cesser de tenir mes bras levés. Il est assis, plus étourdi que Manon, sur le tapis, en train de chercher ce qui vient de lui arriver, tandis que tout le monde rigole.