Il se fait un grand silence pendant lequel on n’entend que le bruit de nos respirations oppressées et les dents de la rouquine. Enfin, je toussote un brin pour m’éclaircir la voix.
— Oh ! Oh ! Jeannine !
Elle sort de son coin un peu pâle, mais pas tellement flageolante.
— Ça y est ? demande-t-elle.
— On le dirait, comme baptême du feu, vous n’avez pas à vous plaindre.
— Mais je ne me plains pas.
— Si on allait boire un drink ?
— C’est un projet défendable.
— Et comment !
Je vais à la rouquine qui est plaquée contre le mur comme une affiche et dont le visage devient vert.
— Ma cocotte, je vais te donner le meilleur conseil qu’on t’ait jamais donné : taille-toi de ce guêpier en vitesse et ne joue plus au gangster, parce que si ça réussit quelquefois, il arrive aussi que ça se termine mal. Il y a assez de casse comme cela ce soir, c’est pourquoi je ne veux pas te créer d’ennuis. Fiche le camp le plus loin que tu pourras et tâche de te faire épouser par un bon zèbre.
Elle ne se le fait pas répéter deux fois. En un clin d’œil elle a saisi son sac à main et s’est ruée au-dehors.
J’offre mon bras à Jeannine et nous sortons.
— En somme, c’est assez maigre comme résultat.
Je ne réponds rien, je réfléchis.
CHAPITRE V
Tout se paie
Sans façon, nous empruntons la bagnole américaine de mes gangsters.
— Quelle hécatombe ! soupire Jeannine.
— Ne vous tracassez pas trop pour cela. Ils n’ont eu que ce qu’ils cherchaient. Il y a des millions de types qui marnent chez Citroën, chez Ford, dans les mines, partout, et qui sont contents de le faire. Ces gangsters appartenaient à la pire espèce de crapules. Quand un soldat dégringole, personne ne rouscaille, et pourtant le soldat n’a pas demandé à se faire démolir le gicleur à des centaines de kilomètres de son foyer, de son boulot, de ses habitudes.
— Vous avez raison, balbutie-t-elle.
— Je vais vous déposer à l’endroit où est remisée votre Talbot et je file à l’hôtel. Quant à vous, allez vous mettre au dodo chez l’ambassadeur.
— D’accord pour récupérer la voiture, mais ne comptez pas que j’aille coucher à l’ambassade.
Elle a un faible sourire.
— Je ne suis pas dans l’ambiance, ajoute-t-elle.
Je me garde d’insister.
— Très bien, alors je vais à l’hôtel, je vous retiens une piaule et je téléphone au chef de la police pour le mettre au courant de ce qui s’est passé.
J’exécute ce programme avec pourtant une variante qui est la suivante : à peine arrivé à l’Imperator, ce n’est pas une chambre que je commande, mais un triple cognac.
Après la petite séance qui vient d’avoir lieu, j’ai besoin de me faire installer le chauffage central dans le corgnolon.
Le cognac se laisse boire, au point que j’en redemande. Tout en avalant ce divin breuvage, je mets mes pensées en ordre, car elles se sont un peu mélangées ces derniers temps. Heureusement que mon ciboulot est un excellent fichier. En un clin d’œil, tout rentre dans l’ordre. À ce moment-là, je me lève et me dirige vers les cabines téléphoniques. Je sonne le chef de la police, il est à son domicile, heureusement ; en quelques mots, je lui raconte mes toutes dernières péripéties.
— Les bagarres du mont Cassino, c’était de la foutaise à côté de mes séances de nuit, conclus-je, mon cher signore, je vais très prochainement donner un récital d’écrabouillage de gueules et de torsion de nombrils au tournevis, il ne faut pas manquer ça.
Puis je change de ton et lui raconte certaines — pas toutes — de mes idées, ce qui lui fait pousser des Impossible ! Santa Madonna ! et autres exclamations qui traduisent ses sentiments.
Lorsque je raccroche, il est plus ahuri que si un train de marchandises venait de lui passer sur le ventre.
Ensuite, je téléphone à l’aéroport et j’y récolte les renseignements qui me sont nécessaires, tout va bien.
Jeannine est de retour. J’arrive derrière elle sans qu’elle m’entende et j’admire sa nuque fragile, couverte de cheveux follets. Si je n’étais pas un gnace qui a une éducation du tonnerre et qui sait se tenir, je lui collerais un mimi mouillé sur le cou qui la ferait vibrer comme une corde de violon.
Moi, le mimi mouillé, c’est pour ainsi dire ma spécialité, mon talent de société. Il y a des gens qui séduisent les femmes en leur racontant comment ils ont été opérés de l’appendicite, d’autres en leur faisant des tours de cartes, d’autres encore en leur récitant du Verlaine, eh bien, en ce qui me concerne, ce qui me gagne toutes les souris — indépendamment bien sûr de ma jolie bouillotte et de mes manières civiles — c’est le mimi mouillé.
Ne comptez surtout pas que je vous initie à cette pratique galante, vous n’avez pas des têtes à piger. Et puis, chacun se débrouille. Et plus le chacun a des trucs, plus il est marle et doit les garder pour son usage personnel.
Non, décidément, il est trop tôt pour tenter ma chance auprès de Jeannine.
Je lui mets la main sur l’épaule.
— Hello, petite fille !
— San Antonio !
Elle a dit ça si gentiment, elle a paru tellement rassurée de me voir que j’en suis remué.
— Nous allons grimper dans ma chambre pendant qu’on prépare la vôtre et nous liquiderons un petit alcool pour nous remonter. Ne me dites pas que ce n’est pas convenable, parce que ça me ferait rire et je n’en ai pas tellement envie. Et puis, par ailleurs, j’attends la visite de Sorrenti.
— Vous pensez qu’il pourra vous fournir d’autres indications ?
— Je le pense, oui.
— Espérons…
Nous montons à mon appartement et, confortablement assis dans des fauteuils, nous nous expédions du Buton ; c’est une liqueur italienne qui se laisse boire sans rouspéter.
Vers onze heures, le portier me sonne pour m’annoncer Sorrenti.
Je vais attendre celui-ci à l’ascenseur. Il arrive nippé avec une rare élégance. Il est en smoking et il sent le cuir de Russie.
— Excusez-moi, dit-il, de vous avoir fait faux bond, ce soir, mais j’avais une réunion importante à laquelle je n’ai pas pensé au moment où nous sommes convenus du rendez-vous.
Il entre et salue Jeannine très bas. Puis il enchaîne, volubile comme un joueur de bonneteau :
— Néanmoins, j’ai pu obtenir quelques indications sur les gens qui vous intéressaient. Avez-vous pu en tirer quelque chose ?
— Je comprends.
— Ah bon, soupire-t-il ; voici mes regrets apaisés. Comment cela s’est-il terminé ?
— Par un enterrement collectif.
— Non !
— Mais si.
Je lui raconte notre soirée. Il en bave des ronds de chapeau.
— Vous êtes extraordinaire !
J’ai entendu cette flatteuse exclamation tellement de fois qu’elle ne me cause plus aucun plaisir.
Je lui laisse débiter ses congratulations d’usage.
— En somme, vous avez triomphé sur toute la ligne, conclut-il.
— Oh que non, je n’ai pas encore mis la main sur le code, ni sur l’assassin du consul.
Il ouvre des yeux ronds.
— Mais je croyais, fait-il surpris, que Bruno avait fait le coup.
— Je le croyais également, mais il s’avère qu’il ne pouvait l’accomplir pour la raison excellente qu’il était dans l’avion Naples-Rome et non dans le train au moment où M. de Pival a été poignardé.