La soirée est belle. C’est plein d’étoiles par là-haut et la lune se balade au-dessus de Marseille. On y voit comme en plein jour.
Je remonte le col de mon pardessus et je descends la rue endormie.
Parvenu à hauteur de la tranchée, je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’imagine que l’inhumation a dû se faire à un moment comme celui-ci, où les braves gens rêvent, la tête dans les plumes, qu’ils ont gagné à la Loterie nationale. Le cadavre ne devait pas être loin et le, ou les assassins, avaient repéré la tranchée. Probablement qu’ils manquaient de moyens de transport…
Je fais le poireau un petit quart d’heure devant un marchand de corsets. La rue n’est pas très éclairée et les machins de soie rose brillent délicatement dans la pénombre. Je ne sais pas pourquoi je pense à Julia. C’est une pépée qu’on aurait du plaisir à trouver dans son sabot de Noël. Elle a un je ne sais quoi dans les yeux qui vous va droit au cœur et vous met les jambes en coton. Si je la revois, il faudra que je lui récite du Géraldy.
À peine ai-je pris cette décision, que je vois rappliquer mon Chinois.
Jusque-là, il a l’air assez réglo, le collègue… On verra bien par la suite. Je sens qu’il sait quelque chose, au sujet du cadavre de la rue, et je sais aussi qu’il va me dire ce dont il retourne. Je suis prêt à lui faire le grand jeu pour le décider à me choisir comme confident. C’est mon seul espoir.
Dès qu’il parvient à ma hauteur, je le chauffe.
— Alors, maintenant, tu vas ouvrir ta boîte à musique, mon joli, et me réciter ton poème.
— Pas là, chuchote-t-il, pas là !
Il semble inquiet. Mais je me méfie ; ce frère-la-jaunisse essaierait-il de me tendre un piège ? Je décide de m’en assurer illico. Et je questionne innocemment :
— Où veux-tu que nous allions ?
Il hausse ses épaules de bouteille Saint-Galmier.
— Où vous voudrez !
— À mon hôtel ?
— Si vous voulez.
Bon, ça boume. Il est correct. Nous marchons en silence.
Soudain, j’entends le ronflement d’une voiture. Au bruit des freins je comprends qu’elle va tourner. Elle tourne. J’ai juste le temps de m’apercevoir que ses phares sont éteints. Chez moi l’instinct commande avant le cerveau ; je pique un plongeon sur le trottoir et je ne bouge plus. Une seconde plus tard, je m’aperçois que j’ai eu une riche idée. Un enfant de salaud sort une sulfateuse par la portière et nous joue un air de mandoline. Les balles pleuvent au-dessus de moi et font dégringoler des devantures. Et puis l’auto disparaît à fond de train. J’entends hurler un peu partout ; des fenêtres s’ouvrent… Je comprends que dans un instant tout ce quartier va crouler sur moi et m’accabler de questions. Je connais les Marseillais. Je me penche sur Su-Chang ; le pauvre Confucius est aussi mort qu’une escalope panée. Il a pris des dragées dans le ventre et il est tout perforé comme un ticket-matière.
Décidément cette rue est malsaine. J’hésite à fouiller le gars, mais je me dis que la police va rappliquer et mettra ses fringues à l’abri.
Alors je décide de jouer au courant d’air et je m’évapore dans les petites rues.
CHAPITRE VII
Qui m’aime me suive…
Je ne sais pas ce que vous pensez de tout ça, mais je peux vous dire pour ma part je me sens plus à mon aise. Vous croyez peut-être que parce qu’un type me distribue du plomb, mon moral baisse. Eh bien, vous vous gourez drôlement.
Des bonshommes qui sortent leur artillerie en m’apercevant, j’en ai rencontré des masses et comment que je les ai dressés !
Tout de même je suis content, parce que tout à l’heure je n’y voyais pas plus clair dans cette affaire qu’un aveugle qui chercherait un nègre dans un tunnel pendant le couvre-feu, et voilà que maintenant le jour pointe sous mon chapiteau.
Je vous prie de croire que mon cerveau fonctionne à plein rendement. Ah ! mes amis… Quelle turbine !
Je file à mon hôtel. Je grimpe dans ma chambre et je m’abats dans un fauteuil. À ce moment, je sens que mes reins sont mouillés et je m’informe : une balle a crevé le petit flask de vulnéraire que je trimbale dans ma poche-revolver en cas de besoin ; comme quoi il est parfois bon de ne pas appartenir à la ligue anti-alcoolique. Par association d’idées, je découvre qu’un coup de raide serait le bienvenu et je fais un sort à la bouteille de cognac que j’avais laissée sur la tablette du lavabo. Après quoi, je m’invite à réfléchir. Le Colorado-Bar, ou plutôt certains de ses familiers, en connaissent plus long sur l’histoire du cadavre enterré dans la rue que sur la géométrie dans l’espace.
La preuve, c’est qu’ils m’ont identifié d’emblée et qu’ils ne tiennent pas à ce que je continue d’utiliser ma carte d’alimentation. Leur petite séance d’arquebuse à répétition en est la meilleure preuve. Seulement, comme je me doute que ce n’est pas leur petit doigt qui les a affranchis sur mon compte, il faut convenir que quelqu’un a parlé. Ce quelqu’un ce n’est pas non plus le Chinois car le pauvre vieux vient de se faire transformer en passoire. Non, le barman était réglo malgré ses yeux de chat de luxe. Alors ? Alors, je me souviens que la môme Julia se trouvait accoudée au comptoir lorsque je suis revenu du téléphone… Et je me souviens aussi qu’après son départ du Colorado, cette engelure de Batavia a reçu une communication… Ça se tient… Je regarde ma montre, elle indique trois heures… Sûrement que les tueurs de l’auto croient m’avoir rayé des listes électorales. Ça ne serait peut-être pas tellement idiot de profiter de cette confusion… Félicie m’a toujours dit que les beignets aux pommes doivent se manger très chauds… Je descends au bureau de l’hôtel et je réveille le veilleur de nuit. C’est un vieux croquant. Je fais tellement de raffut qu’il croit qu’on va flanquer le feu à la gare Saint-Charles. Comme il s’apprête à rouspéter, je lui file cent balles et je lui demande où se trouve le téléphone. Je m’aperçois que c’est un zèbre qui a de l’éducation. Il empoche mon fric et me conduit dans un petit salon où se trouve l’appareil de mes rêves. Je bondis dessus et je sonne la préfecture. C’est Baudron qui me répond. Quel brave type ! Je lui raconte en deux mots le coup de la mitraillade et je lui dis de me mettre le corps du Chinois au frais. Il me répond qu’il s’en charge.
— Ça colle, dis-je, maintenant, mon petit, dès que vous aurez passé vos instructions, rappliquez dare-dare à mon hôtel en voiture, en compagnie de deux ou trois costauds. Lorsque je sortirai, suivez-moi à distance, mine de rien. Quand j’entrerai quelque part, planquez-vous et attendez-moi vingt minutes, au bout de ce temps, si je n’ai pas reparu, faites donner le dernier carré.
Décidément, ce Baudron c’est pas un idiot. Il me dit qu’il a tout saisi et je me sens tranquille comme Baptiste.
Maintenant, la nuit est noire comme une bonbonne d’encre de Chine. Je sors de l’hôtel et je hèle un taxi. Le chauffeur me dit qu’il ne peut pas me conduire au Roucas-Blanc, because il rentre se coucher. Mais ce sont des balivernes, je brandis une liasse de biffetons et il se déclare prêt à m’emmener jusqu’aux Indes.
En un quart d’heure, nous arrivons devant la crèche de la môme Julia. C’est une petite villa à tyrolienne jaune. Je dis au conducteur de m’attendre et je regarde derrière moi. Je vois une paire de phares qui s’éteignent à cinquante mètres ; c’est bon signe. Baudron est là avec ses forts des Halles. J’escalade la grille et je saute dans un massif de bégonias à moins que ce ne soit des glaïeuls. Heureusement pour mon pantalon, il n’y a pas de clebs méchants dans le secteur. En toute tranquillité, je me dirige vers la porte d’entrée.