— Alors, chéri, lui dis-je, tu as compris à qui tu avais affaire ? Apprends une chose, mon gros loup, et retiens-la, bien qu’a priori ça ne puisse plus te servir à grand-chose ! On ne la fait pas à San Antonio. Et maintenant, le mieux qu’il te reste à faire est de te mettre à table, si tu ne veux pas que j’emploie les grands moyens.
Il ne se le fait pas dire deux fois, je vous jure. Ce gars-là n’aime pas les complications et il prend le crachoir illico. Nous apprenons que le vrai propriétaire du Colorado est un nazi, du nom de Früger, camouflé depuis la Libération, et qu’il collectionne des renseignements relatifs à la réorganisation de notre flotte, pour le compte d’une puissance étrangère. Il a, pour le servir, la bande de jolis cocos que vous connaissez déjà. Tous les messages sont transmis par pigeons au centre de Nice, dont Batavia ignore l’adresse. Précisément, il y a huit mois, l’un des membres de la bande s’était rencardé sur ce centre mystérieux. Früger l’apprit et lui fit perdre la mémoire en mettant de l’acide prussique dans son Martini vespéral. Puis le cadavre fut dévêtu et remisé dans un frigidaire en attendant la nuit. Malheureusement pour ces messieurs, il y eut une rafle ce soir-là, Batavia n’eut que le temps de flanquer le cadavre dans la tranchée de canalisation ouverte ce même jour par les ouvriers de la ville.
Comment se fait-il que le mort ait un étui à message dans la bouche ? Il n’en sait rien. Il faudra que j’éclaircisse cette histoire plus tard.
— Maintenant, dis-je à Batavia, parle-moi un peu de la môme Julia.
Il ouvre de grands yeux.
— C’est une habituée de la maison, dit-il, mais elle n’est pas mêlée à l’affaire.
Je hausse les épaules.
— Si elle n’y est pas mêlée, lui dis-je, comment expliques-tu que le colombier se trouve dans sa propriété ?
— Parce qu’elle habite en sous-location chez le patron, fait Batavia. Elle ne s’occupait pas des pigeons.
— Bon, alors, explique-moi comment tu as su qui j’étais et comment tu as su aussi que j’avais contacté le barman chinois ?
Il se met à rire.
— Non, mais des fois, fait-il, vous le croyez p’t-être pas, mais j’ai l’œil à reconnaître les poulets, sauf vot’ respect. Quand je vous ai vu en discussion avec Su-Chang, ça m’a défrisé, et lorsque vous êtes allé téléphoner en bas, j’ai intercepté votre communication grâce à un système d’écoute qui est possible avec l’appareil du haut. J’ai aussitôt prévenu le patron de ce qui se passait. Il m’a ordonné de suivre le Chinois et de vous descendre tous les deux si vous vous rencontriez.
— L’adresse du patron ?
Je lis de l’effroi dans son regard. Il se tait. Je réfléchis : peut-être vaut-il mieux de ne pas essayer de l’avoir au forcing. Ces naves-là, lorsqu’elles se butent, ne parlent pas plus qu’une côtelette de mouton. On va le laisser moisir quelque temps dans le noir, ce cher Batavia, ça ne lui fera pas de mal. Je fais signe aux gardes de l’emmener. Puis je donne le signalement de la collection de rascals que j’ai laissée au bord de la mer ; dans un quart d’heure, tous les flics du territoire vont être aux abois. Ils n’ont pas plus de chance de rester en liberté que moi de devenir sultan du Maroc.
Ces dispositions prises, je me fais conduire à la cellule de Julia. Ma blessure me rend bucolique, je ne sais pas ce que je lui raconte, mais au bout d’un instant, elle m’a tout pardonné ! Elle trouve même cette aventure pleine de piquant et elle a l’impression de vivre dans un film de la Metro, je parie qu’elle me prend pour Edward Robinson…
— Dites donc, amour, vous n’avez pas sommeil ? Il va être quatre heures… Nous avons eu une nuit agitée, il faut aller au dodo. Venez donc à mon hôtel, je vous ferai donner une chambre ravissante, le veilleur de nuit est un copain.
Elle me regarde de biais, en réprimant un sourire.
Du coup je ne sens plus ma blessure.
L’aube commence à poindre du côté du large.
Deuxième partie
DES VERTES ET DES PAS MÛRES
CHAPITRE PREMIER
Ça recommence !
Ah ! mes enfants ! Vous parlez d’un roupillon… Je crois que si ma blessure ne m’avait pas fait des misères, j’aurais dormi jusqu’à ce qu’on ait transformé le pont transbordeur en épingles de nourrice. Lorsque je reprends conscience, avant même d’avoir ouvert les yeux, j’ai l’impression d’une présence dans ma chambre. Je tourne la tête, et qui est-ce que j’aperçois, assise dans un fauteuil ? Ma gosse blonde, Julia.
La mignonne s’est assoupie. Je regarde son corps abandonné dans le sommeil et je me sens tout chose. Sa poitrine se soulève régulièrement. Croyez-moi, cette petite a tout ce qu’il faut pour s’embaucher comme mannequin rue de la Paix. Il faudra que je lui en touche deux mots. Je suis tout attendri par ses cheveux blonds. Ne riez pas, mais je vous assure qu’elle a l’air d’un ange.
De se sentir examinée, ça la réveille. Elle bat des paupières à son tour et me sourit.
— Jour, gazouille-t-elle.
— Bonjour, ma chère fée, pouvez-vous me dire ce que vous fabriquez dans ce fauteuil au lieu d’être dans votre chambre ?
— C’est à cause de votre blessure…
— Quoi, ma blessure ?
— Vous savez que j’ai la chambre voisine de la vôtre. Vers cinq heures, j’ai cru vous entendre gémir et je suis venue. Vous rêviez seulement. La fièvre sans doute. J’ai remarqué que votre blessure saignait beaucoup, alors je suis allée à la pharmacie de nuit d’à côté pour acheter de la gaze.
Je regarde mon bras, et je vois qu’en effet, il est aussi volumineux qu’un traversin. Julia, sans que je m’en rende compte, a entortillé de la gaze autour.
Tout est O.K. Le pansement a fait tampon.
Un élan de gratitude me chatouille l’aorte.
— Vous êtes une fille épatante, Julia !
Elle hausse les épaules.
— Ça va, commissaire, ne parlons plus de ça.
— Ne m’appelez pas commissaire !
— Vous préférez San Antonio ?
Je ne réponds rien, je la regarde, et c’est un spectacle aussi saisissant que le mont Blanc !
J’allonge mon bras valide en direction du fauteuil, en priant les Dieux qu’il soit assez long pour attraper celui de Julia. Les Dieux m’exaucent. Je saisis une manche à l’intérieur de laquelle se trouve le plus beau bras du monde. Je le tire à moi, le reste suit.
Je ne sais comment la chose se produit, mais en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour à sa belle-mère, je sens deux lèvres tièdes sur les miennes.
Je vous le répète : des gosselines, j’en ai connu des paquets, et si toutes celles à qui j’ai fait le grand jeu venaient se faire offrir l’apéritif, il faudrait mobiliser tous les garçons de café de Paris pour les servir ; mais pour celle-ci, c’est différent. Je reçois la grande secousse et je comprends enfin ce que c’est que le coup de foudre.
Nous échangeons quelques phrases immortelles, après quoi le bon sens reprend le dessus et nous décidons d’aller déjeuner dans un des salons de l’hôtel. Je réclame du café bien noir avec des toasts et un jus d’orange. Croyez-moi, buvez des jus d’orange à jeun si vous voulez conserver l’estomac à la hauteur de votre cerveau. Car vous n’ignorez pas que tout se tient dans cette fichue machine à deux pattes qu’on appelle l’individu.