En dehors de ces endroits, nous avons choisi un objectif en Alaska (par 150° O – 60° N) et deux autres au Mexique (par 110° O – 30° N et par 105° O – 25° N) pour que ces pays ne se croient pas oubliés, ainsi que quelques cibles sur la région Est, la plus habitée. Mais nous avons surtout choisi des plans d’eau, comme le lac Michigan, à mi-chemin entre Chicago et les Grands Rapides, et le lac Okeechobee en Floride. Partout où nous avons choisi des plans d’eau, Mike a établi des prévisions pour les raz de marée provoqués par les impacts, avec un horaire précis pour toutes les localités se trouvant sur le rivage.
Pendant trois jours à partir du matin du mardi 13, jusqu’au moment M, au matin du vendredi 16, nous avons inondé la Terre de nos bulletins d’alerte. L’Angleterre a été avertie que l’impact prévu au nord de la Manche, en face de l’estuaire de la Tamise, aurait aussi des répercussions en amont du fleuve ; nous avons prévenu la Sovunion que la mer d’Azov serait bombardée et lui avons défini sa propre grille ; la Grande Chine nous a offert les sites de Sibérie, du désert de Gobi et de l’extrême ouest, avec quelques modifications pour éviter la Grande Muraille, qui ont été notées avec un soin particulier. En Pan-Afrique les objectifs se trouvaient dans le lac Victoria, dans la partie désertique du Sahara, au sud de Drakensberg et à 20 kilomètres de la Grande Pyramide. Nous leur avons recommandé de suivre l’exemple du Tchad, mais de ne pas dépasser la limite de jeudi minuit, heure de Greenwich. Nous avons dit à l’Inde d’observer certaines de ses hautes montagnes et au large du port de Bombay… à la même heure que pour la Chine. Et ainsi de suite.
On a essayé de brouiller nos messages mais nous émettions directement sur plusieurs longueurs d’onde à la fois, ce qui les rendait difficiles à stopper.
Nous complétions nos avertissements avec une grossière propagande : détails sur l’invasion ratée, photos terribles des cadavres, accompagnées des noms et des matricules des soldats envahisseurs ; nous avons adressé tous ces renseignements à la Croix-Rouge et au Croissant-Rouge ; mais, sous prétexte humanitaire, nous faisions là une sinistre menace, car nous montrions que tous les soldats avaient été tués et que tous les officiers et membres des équipages des vaisseaux avaient été soit éliminés, soit faits prisonniers… nous « regrettions » de n’avoir pu identifier les morts du vaisseau amiral car la destruction totale avait rendu toute identification impossible.
Nous faisions preuve d’une attitude conciliante : « Réfléchissez, peuples de Terra, nous ne voulons pas vous faire de mal. Malgré ces représailles nécessaires, nous faisons tous les efforts possibles pour éviter de vous tuer, mais si vos gouvernements ne veulent pas nous laisser vivre en paix, ou si vous ne les y obligez pas, nous serons alors forcés de vous éliminer. Nous sommes là-haut, et vous en bas ; vous ne pouvez rien faire pour nous arrêter. Alors, s’il vous plaît, montrez-vous raisonnables ! »
Nous avons expliqué, encore et toujours, combien il nous était facile de les frapper et combien il leur était difficile de nous atteindre. Nous n’exagérions pas. Envoyer des fusées de Terra jusqu’à Luna n’a rien d’évident, les lancer depuis l’orbite d’attente circumterrestre s’avère plus commode. Mais cela revient beaucoup plus cher. Ils n’avaient qu’une solution pour nous bombarder : utiliser leurs vaisseaux.
Nous avons mis ce point en exergue, et leur avons demandé combien de vaisseaux, coûtant chacun plusieurs millions de dollars, ils étaient prêts à utiliser dans ce but. Cela valait-il la peine de nous infliger une correction pour une faute que nous n’avions pas commise ? Ils avaient déjà perdu sept de leurs vaisseaux les plus beaux et les plus puissants… voulaient-ils essayer de nouveau avec quatorze vaisseaux ? S’ils le désiraient, nous disposions toujours de l’arme secrète que nous avions expérimentée sur le vaisseau des N.F. Pax.
Une vantardise soigneusement calculée : Mike avait établi qu’il n’existait pas une chance sur mille que le Pax ait pu expliquer ce qu’il avait subi et il était encore plus invraisemblable que ces fières N.F. imaginent que des mineurs condamnés aux travaux forcés aient pu convertir leurs outils en armes spatiales. D’ailleurs, les N.F. n’avaient pas tellement de vaisseaux à engager. Il y avait alors environ deux cents véhicules spatiaux en commission, sans compter les satellites, mais les neuf dixièmes de ceux-ci étaient des vaisseaux faisant la navette entre Terra et les modules orbitaux comme l’Alouette, qui n’avait pu faire le saut jusqu’à Luna qu’en s’allégeant au maximum et en arrivant sans la moindre réserve de carburant.
Les vaisseaux spatiaux ne sont pas construits à la chaîne, ils reviendraient trop cher. Les N.F. possédaient probablement six croiseurs capables de nous bombarder sans alunir pour refaire le plein, mais il leur faudrait alors se débarrasser d’une partie de leur cargaison et adapter des réservoirs supplémentaires. Elles en avaient d’autres qui pourraient être modifiés, comme l’avait été l’Alouette, sans compter quelques convoyeurs de condamnés et des vaisseaux de commerce capables de se mettre en orbite autour de Luna mais incapables de revenir sans refaire le plein de leurs réservoirs.
Les N.F. pouvaient cependant nous vaincre, cela ne faisait aucun doute. Il ne s’agissait que d’une question de prix. Il nous fallait donc les persuader que cela leur coûterait trop cher avant qu’elles n’aient le temps de réunir assez de forces. Un vrai coup de bluff : nous avions l’intention de tellement augmenter la mise qu’ils abandonneraient la partie sans même demander à voir nos cartes. Nous étions pleins d’espoir, et ils ne nous ont pas priés d’abattre notre jeu.
Les communications avec Hong-Kong Lunaire ont été rétablies à la fin de la première journée de propagande audiovisuelle ; pendant ce temps. Mike lançait ses premières salves de « cailloux ». Prof nous a téléphonés : un grand soulagement pour nous ! Mike lui a fait un rapport complet ; moi j’ai attendu une de ces douces réprimandes dont Prof avait le secret, me préparant à répondre avec amertume : « Et alors, qu’aurais-je donc dû faire ? On ne pouvait pas vous joindre, vous étiez sans doute mort. J’étais isolé et je constituais à moi seul le gouvernement tout entier ; il m’a bien fallu faire face ! Devais-je tout abandonner, uniquement parce qu’on ne pouvait pas vous trouver ? »
Je n’ai pourtant pas eu à me défendre car Prof m’a déclaré :
— Vous avez fait exactement ce qu’il fallait, Manuel. Vous avez parfaitement assumé votre devoir de chef du gouvernement en période de crise. Je suis vraiment heureux que vous n’ayez pas laissé tomber juste parce que j’étais injoignable.
Que voulez-vous que je réponde à ce brave type ? J’ai rougi jusqu’aux oreilles, j’ai ravalé ma salive en même temps que ma rancœur et je lui ai dit :
— Spasibo. Prof.
Prof a alors fait confirmer la mort d’Adam Selene.
— Nous aurions sans doute pu utiliser plus longtemps sa légende mais l’occasion est parfaite. Mike, vous et Manuel avez parfaitement les affaires en main ; je crois que le mieux à faire en ce qui me concerne, c’est de m’arrêter à Churchill en rentrant chez moi et d’aller identifier le corps.
Il s’est exécuté. Je n’ai jamais su si Prof avait pris un cadavre de Lunatique ou celui d’un soldat, ni comment il s’était arrangé pour imposer le silence à ceux à qui il lui avait bien fallu demander de l’aide… peut-être, d’ailleurs, n’a-t-il pas eu de problème car, à Churchill-Supérieur, beaucoup de cadavres n’ont jamais pu être identifiés. Celui qu’il a trouvé avait la taille et le teint voulu ; il avait été brutalement décompressé, le visage entièrement brûlé par l’explosion : un affreux spectacle.