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On a exposé le cadavre dans le Vieux Dôme, la figure dissimulée ; il y a eu beaucoup de discours que je n’ai pas écoutés mais dont Mike n’a pas perdu un mot car il était terriblement vaniteux – sa qualité la plus humaine. Quelques personnalités ont voulu faire embaumer le cadavre, rappelant l’exemple de Lénine. Heureusement, la Pravda a rappelé qu’Adam, conservateur jusqu’au bout des ongles, n’aurait jamais accepté une exhibition aussi barbare. Et c’est ainsi que ce soldat, ou ce citoyen – ou ce soldat-citoyen inconnu – est allé se dissoudre dans le cloaque de la ville.

Ce qui m’incite à parler d’une chose que j’ai mise de côté jusqu’à présent : si Wyoh n’était pas blessée, seulement épuisée, Ludmilla, quant à elle, n’est jamais revenue. Par chance, je ne l’ai appris qu’une fois le calme revenu. Elle avait été l’une des nombreuses victimes du combat livré devant le Bon Marché. Une balle explosive l’avait frappée entre ses deux jolis seins à peine formés. Elle avait à la main un couteau de cuisine dégoulinant de sang… sans doute a-t-elle eu le temps de vendre chèrement sa vie.

Stu a préféré venir jusqu’au Complexe pour me le dire, puis m’a accompagné au retour. Il n’avait pas disparu une fois les combats terminés ; il était allé au Raffles travailler avec son code particulier… mais cela peut attendre. Mimi l’avait contacté là-bas et il lui avait proposé de m’annoncer la triste nouvelle.

Je suis rentré à la maison pour faire le deuil en famille. J’étais quand même bien content que personne n’ait pu me joindre avant d’avoir, avec Mike, commencé l’exécution de l’opération Roc Dur. Quand nous sommes arrivés à la maison, Stu n’a pas osé entrer, ne sachant quelles étaient nos coutumes en pareille circonstance. Anna est sortie et a presque été obligée de l’entraîner de force. Tout le monde l’a accueilli chaleureusement, sa présence nous a fait du bien. De nombreux voisins se sont aussi joints à nous, moins nombreux que pour les deuils précédents, mais il faut bien dire que nous n’étions qu’une des nombreuses familles qui, ce jour-là, pleuraient un ou plusieurs disparus.

Je ne suis pas resté longtemps, je n’avais pas le temps, j’avais du travail. Je n’ai vu Milla que le temps de l’embrasser pour lui souhaiter bon voyage ; on l’avait exposée dans sa chambre et elle semblait dormir paisiblement. Je suis resté un moment avec mes bien-aimés avant de retourner travailler. Jusqu’à ce jour, je ne m’étais jamais rendu compte combien Mamie était vieille. Certes, elle avait déjà pleuré de nombreux morts, avait vu disparaître certains de ses descendants, mais la mort de la petite Milla semblait un choc trop dur pour elle. Ludmilla n’était pas comme les autres : c’était la petite-fille de Mamie, sa vraie fille, en tout sinon en fait, et l’on avait même dérogé à la règle quand Mamie avait insisté pour qu’elle devienne sa co-épouse, ce qui avait créé un lien très fort, inhabituel, entre la plus jeune et la plus âgée de nos femmes.

Comme tous les Lunatiques, nous conservons nos morts, et je suis bien content que nous ayons laissé aux Terriens leurs barbares cimetières. Je préfère notre coutume : la famille Davis n’utilise pas les restes de ses membres pour les transformer en produits commercialisables dans ses tunnels agricoles ; non, nous les entreposons dans un petit tunnel sous notre serre, où ils se transforment en roses, en narcisses et en pivoines, égaillés par le doux bourdonnement des abeilles. D’après la légende, Jack Davis le Noir s’y trouve encore, ou du moins ce qui peut en subsister après tant et tant de floraisons successives.

C’est un endroit qui respire le bonheur et la pureté.

Le vendredi, nous n’avions encore reçu aucune réponse des N.F. D’après les nouvelles qui nous parvenaient de la Terre, elles semblaient se refuser à la fois à croire que nous avions détruit sept vaisseaux et deux régiments (elles n’avaient même pas daigné confirmer qu’il y avait eu bataille) et à imaginer seulement que nous pouvions bombarder Terra – ou si nous le pouvions, à y attacher la moindre importance. Les journalistes persistaient à utiliser l’expression « jeter du riz ». Le championnat de baseball les intéressait davantage.

Stu s’inquiétait de ne pas recevoir de réponses aux messages qu’il avait envoyés en code. Ces messages avaient été expédiés par l’intermédiaire du service des transmissions commerciales de la LuNoHoCo à destination de notre correspondant de Zurich. De là, ils devaient être réexpédiés à l’agent de change parisien de Stu puis, plus discrètement encore, au docteur Chan, celui avec lequel j’avais bavardé ; Stu l’avait rencontré plus tard et ils s’étaient ménagés un moyen de communiquer ensemble. Stu avait bien fait remarquer au docteur Chan que le bombardement de la Grande Chine ne devait avoir lieu que douze heures après celui de l’Amérique du Nord, une attaque encore évitable lorsque celle de l’Amérique du Nord serait devenue un fait avéré… si, du moins, la Grande Chine agissait avec diligence. Stu avait en outre invité le docteur Chan à nous proposer des objectifs de remplacement dans le cas où ceux que nous avions choisis là-bas ne seraient pas déserts comme nous le pensions.

Stu trépignait d’impatience car il avait mis de grands espoirs dans les projets de coopération entamés avec le docteur Chan. Quant à moi, peu rassuré, je n’étais sûr que d’une seule chose : que le docteur Chan n’irait pas assister en personne au bombardement ; ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il s’occuperait de ses vieux parents.

C’était plutôt Mike qui m’inquiétait. Il avait certes l’habitude de surveiller plusieurs charges sur des trajectoires simultanées, mais pas d’assurer la navigation spatiale de plus d’une charge à la fois. Plusieurs centaines restaient à présent en attente, et il avait donné l’assurance qu’il expédierait vingt-neuf d’entre elles en même temps, avec une précision de l’ordre d’une seconde, sur vingt-neuf cibles différentes.

Mieux encore ! Il devait envoyer d’autres charges sur certaines de ces cibles, une deuxième, une troisième, voire une sixième fois, par intervalles allant de quelques minutes à trois heures après le premier bombardement.

Quatre grandes puissances et quelques puissances moindres possédaient des réseaux de défense antimissiles. Les meilleurs semblaient venir d’Amérique du Nord. Il ne fallait pourtant pas oublier que les N.F. pouvaient très bien ignorer certaines de ces défenses : si, en effet, les Forces pacifiques détenaient toutes les armes offensives, les armes défensives appartenaient, elles, aux diverses nations, et celles-ci pouvaient en garder le secret. Les inconnues restaient nombreuses, depuis l’Inde, qui, pensions-nous, n’avait pas d’antimissiles, jusqu’à l’Amérique du Nord, que nous supposions capable de faire un assez beau travail. L’Amérique s’était en effet fort bien débrouillée pour arrêter les fusées intercontinentales à ogive nucléaire lors de la Guerre des Pétards Mouillés du siècle dernier.

La plus grande partie de nos cailloux destinés à l’Amérique du Nord atteindrait probablement leur cible pour la bonne raison que nous visions des endroits où il n’y avait rien à protéger. Les Américains ne pouvaient cependant se permettre de négliger nos charges destinées à Long Island, ni celle qui devait parvenir à l’intersection du 87° O et du 42° 30’ N, c’est-à-dire dans le lac Michigan, au centre du triangle forme par Chicago, les Grands Rapides et Milwaukee. Mais la forte pesanteur rend l’interception très difficile et surtout très onéreuse ; ils n’essayeraient sans doute de nous arrêter que s’ils le jugeaient nécessaire.

Mais nous ne pouvions pas leur permettre de nous arrêter, et nous avons donc doublé certaines charges de cailloux. Mike ne savait même pas ce que pourraient faire des fusées antimissiles à ogive nucléaire, il n’avait pas assez de données. Il supposait qu’un radar commandait leur explosion mais ignorait à quelle distance cela se produirait. Probablement d’assez près, et nos rochers enrobés d’acier seraient transformés en gaz incandescent une microseconde plus tard. Il y a pourtant une énorme différence entre une masse de rocher de plusieurs tonnes et les câblages minutieux d’une fusée nucléaire : ce qui pouvait « tuer » celle-ci ne ferait que bousculer violemment nos projectiles et leur ferait manquer leur cible.