Il nous fallait leur montrer notre capacité à jeter des cailloux sans valeur beaucoup plus longtemps qu’ils ne pourraient, eux, supporter la dépense de ces fusées (un million de dollars ? des centaines de millions de dollars ?). Si la démonstration ne s’avérait pas suffisante du premier coup, nous nous occuperions des cibles que nous n’aurions pas pu atteindre la prochaine fois que l’Amérique du Nord nous présenterait sa surface. Nous enverrions une deuxième volée de roc, puis une troisième : toutes ces charges étaient déjà dans l’espace, il suffirait d’un petit coup de pouce.
Si trois bombardements en trois rotations de Terra ne suffisaient pas, nous pourrions encore jeter des cailloux en 2077, jusqu’au moment où ils manqueraient de fusées antimissiles – ou jusqu’à celui où ils nous auraient détruits (de loin le scénario le plus vraisemblable).
Depuis un siècle, le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord était enterré sous une montagne au sud de Colorado Springs, dans l’État du Colorado – une ville qui, sans cela, n’aurait eu aucune importance. Lors de la Guerre des Pétards Mouillés, les monts Cheyenne avaient pris un coup au but ; le poste de commandement de la Défense spatiale avait résisté… mais pas les daims, ni les arbres, ni la ville, ni même certains des sommets montagneux. Ce que nous allions faire n’allait tuer personne sauf si les gens restaient à l’extérieur, sur la montagne, en dépit des avertissements que nous lancions sans cesse depuis trois jours. Le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord allait avoir droit à un traitement lunaire de faveur : douze charges de roc à la première passe, puis tout ce que nous pourrions expédier lors de la deuxième rotation, puis encore à la troisième, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de notre acier ou que nous soyons mis hors d’état de nuire… ou que l’Amérique du Nord crie grâce.
Il s’agissait là d’une cible pour laquelle une seule charge ne nous satisferait pas. Nous voulions cogner, et cogner fort, sur cette montagne, nous voulions l’écraser. Pour les démoraliser, pour bien leur faire comprendre que nous étions toujours là. Nous voulions interrompre leurs transmissions, bouleverser leur poste de commandement, le pilonner avec autant de violence que possible ; leur causer un bon mal de crâne et une belle insomnie. Si nous pouvions prouver à Terra tout entière notre capacité à diriger une violente offensive contre ce puissant Gibraltar de leur défense spatiale et obtenir des résultats, cela nous épargnerait peut-être de faire la démonstration de notre puissance en nous attaquant à Manhattan ou à San Francisco.
Nous ne le ferions pas, même en cas de défaite. Pourquoi ? Par simple bon sens : si nous utilisions nos ultimes forces pour détruire une grande ville, ils ne se contenteraient pas de nous punir, ils nous anéantiraient. Comme le disait Prof : « Toujours laisser à votre ennemi la possibilité de devenir votre ami. »
Mais il fallait leur faire peur.
Je crois que peu de personnes ont réussi à dormir dans la nuit du jeudi au vendredi. Tous les Lunatiques savaient que le lendemain verrait aboutir notre grande tentative. Sur Terra, tout le monde était au courant, et même leurs bulletins d’information admettaient que l’on avait repéré dans l’espace cosmique des objets se dirigeant vers Terra ; sûrement ces « bols de riz » dont ces condamnés en révolte se gargarisaient. Il n’y avait certes aucune menace de guerre : la colonie lunaire n’avait pas les moyens de construire une bombe H. Peut-être valait-il mieux, cependant, éviter de stationner dans les zones que ces criminels prétendaient viser. (Un drôle de type, un comique très populaire, a quant à lui prétendu que le plus prudent était au contraire d’aller sur les cibles que nous avions désignées ; je l’ai vu à la vidéo, au milieu d’une grande croix qui se trouvait, d’après lui, par 110° O et 40° N… je n’ai plus jamais entendu parler de lui.)
Nous avons installé une grande antenne à l’observatoire Richardson pour capter les émissions de télévision et je crois bien que tous les Lunatiques se sont retrouvés devant un poste, chez eux, dans les bars, dans le Vieux Dôme ; quelques-uns ont préféré mettre leur combinaison pressurisée et regarder à l’œil nu, malgré la semi-lunaison qui éclairait la plupart des terriers. Le juge-brigadier Brody a insisté pour installer en hâte une antenne de secours sur l’aire de catapultage afin que nos foreurs-canonniers puissent regarder la vidéo dans les salles de garde, sans quoi je crois bien que nous n’aurions pas pu conserver un seul d’entre eux à son poste (toutes nos Forces armées – les canonniers de Brody, la milice de Finn, le groupe aérien stilyagi – sont restées continuellement en état d’alerte).
Le Congrès était réuni dans le Bolchoï Teatr de Novylen quand Terra est apparue sur l’écran géant ; certaines personnalités – Prof, Stu, Wolfgang et quelques autres – regardaient un poste plus petit dans les anciens bureaux du Gardien, au niveau supérieur du Complexe. Je leur ai tenu compagnie en faisant les cent pas, excité comme une puce, attrapant un sandwich puis oubliant de le manger. J’allais sans arrêt m’enfermer avec Mike au niveau inférieur du Complexe. Je ne tenais pas en place.
Vers 8 heures, Mike m’a demandé :
— Man, mon plus vieil et mon meilleur ami, puis-je dire quelque chose sans t’offenser ?
— Quoi ? Naturellement. Depuis quand te soucies-tu de m’offenser ?
— J’y ai toujours fait attention, Man, depuis que j’ai compris que tu pouvais te montrer irritable. Nous sommes maintenant à seulement 3,57 x 10 puissance 9 microsecondes de l’impact… et je me trouve actuellement confronté au problème le plus compliqué que j’aie jamais eu à résoudre contre la course du temps. Chaque fois que tu me parles, je perds une grande proportion de ma capacité – une proportion sans doute plus grande que tu ne l’imagines – pendant quelques millionièmes de microseconde, tant j’ai hâte d’analyser exactement ce que tu m’as dit pour te répondre correctement.
— Tu es en train de me dire de te laisser tranquille parce que tu as du travail ?
— Je veux te donner une solution parfaite, Man.
— Enregistré ! Je vais retourner avec Prof.
— Comme tu veux. Reste cependant à un endroit où je pourrai te joindre… il est possible que j’aie besoin de toi.
Un beau mensonge que celui-ci, et nous le savions tous les deux. Les événements dépassaient maintenant la capacité humaine, il était trop tard pour décommander l’opération. Mike signifiait par là qu’il se sentait nerveux, lui aussi, et qu’il désirait de la compagnie – muette.
— Très bien, Mike, je resterai en contact avec toi par téléphone quelque part. Je vais me faire un MYCROFTXXX mais je ne parlerai pas. Comme ça, pas besoin de me répondre.
— Merci, Man, mon meilleur ami. Bolchoï spasibo.
— À tout à l’heure.
Je suis remonté, puis j’ai décidé que je ne voulais voir personne. J’ai trouvé un téléphone de campagne au fil assez long, je l’ai connecté à mon casque, l’ai pris sous mon bras et suis allé en surface. Il y avait une prise de téléphone à l’extérieur du sas ; je m’y suis branché et j’ai composé le numéro de Mike. Je me suis mis à l’ombre tout en gardant un œil sur Terra.