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— Non, mais je ne suis pas à plaindre.

Le monte-charge a bourdonné. Il apportait les martinis et la vodka glacée. Le cocktail mélangé, j’ai donné à Wyoh son verre puis je me suis assis dans le salon, hors de vue – et incapable de rien voir : elle était plongée dans la mousse jusqu’aux épaules.

— Pavlnoï Jensni ! ai-je dit.

— À ta santé aussi, Mannie. C’est tout à fait le traitement médical dont j’avais besoin. (Après un silence pour boire son antidote, elle a continué :) Mannie, tu es marié. Da ?

— Da. Ça se voit ?

— Oui. Tu es galant envers les femmes mais sans excès, et tu es indépendant. Tu es donc marié depuis longtemps. Des enfants ?

— Dix-sept, divisé par quatre.

— Un mariage familial ?

— Exact. J’ai été choisi à quatorze ans et je suis le cinquième de neuf maris. Donc, dix-sept enfants, c’est normal. Cela fait une grande famille.

— Ce doit être agréable. Je n’ai jamais connu beaucoup de familles groupées, il n’y en a pas beaucoup à Hong-Kong. Nous avons quantité de clans et de groupes, la polyandrie reste courante, mais les mariages familiaux n’ont jamais pris.

— C’est en effet agréable. Notre mariage dure maintenant depuis près d’une centaine d’années. Il remonte à Johnson City et aux premiers déportés : vingt et une générations, dont neuf sont aujourd’hui vivantes, sans jamais un divorce. Oh, c’est une vraie maison de fous, quand les descendants, les aïeux, les pièces rapportées sont tous réunis pour un anniversaire ou pour un mariage, et il y a naturellement plus de dix-sept gosses. Nous ne les comptons plus après leur mariage ; autrement, j’aurais des enfants assez vieux pour être mes grands-pères. J’aime ce mode de vie, je ne me sens jamais sous pression. Prends mon cas, par exemple. Personne ne moufte si je reste absent une semaine et si je ne téléphone pas. Et je suis bien accueilli quand je reviens. Les mariages familiaux ne connaissent que très rarement des divorces. Que rêver de mieux ?

— C’est l’idéal. Y a-t-il des tours de rôle ? Et comment faites-vous pour l’habitat ?

— Il n’y a pas de règles. Nous nous logeons comme cela nous convient. Les alternances ont duré jusqu’à la dernière génération, l’année dernière. Nous avons épousé une fille alors que le rôle prévu aurait demandé un garçon. Mais cela représente un cas particulier.

— Pourquoi, particulier ?

— Ma plus jeune femme est la petite-fille du mari et de la femme aînés. Elle est du moins la petite-fille de Mamie (l’aînée s’appelle « Mamie » et parfois « Mimi » pour ses maris), et peut-être aussi la petite-fille du grand-père, mais elle n’a aucun lien de parenté avec les autres épouses. Il n’y avait donc aucune raison de ne pas lui faire réintégrer la famille en l’épousant, même pas les problèmes de consanguinité qui touchent d’autres genres de mariages. Aucun, niet, zéro. Et Ludmilla a été élevée dans notre famille parce que sa mère l’avait eue en solo, avant de partir pour Novylen en la laissant avec nous.

« Milla n’a pas voulu entendre parler de mariage en dehors de la famille lorsqu’elle a atteint l’âge d’y penser. Elle a pleuré et nous a supplié de faire une exception. Nous avons cédé. Grand-père ne compte pas du point de vue génétique : aujourd’hui, l’intérêt qu’il porte aux femmes relève davantage du domaine de la galanterie que de la pratique. En tant que mari-aîné, il a passé avec elle notre nuit de noces, mais la consommation n’a été que de pure forme. Le mari numéro deux, Greg, s’en est occupé ensuite, puis tout le monde. Nous en sommes ravis. Ludmilla est une très gentille petite chose. Tout juste quinze ans et enceinte pour la première fois.

— Ton enfant ?

— De Greg, je crois. C’est le mien aussi, naturellement, mais j’étais à Novy Leningrad à cette époque. Non, il est probablement de Greg, à moins que Milla ne se soit fait aider par quelqu’un de l’extérieur. Mais je ne crois pas : elle a l’esprit de famille. Et c’est aussi une merveilleuse cuisinière.

Le monte-charge a sonné ; je suis allé m’en occuper. La table dépliée, j’ai disposé les fauteuils et payé la note.

— Est-ce qu’il va falloir que je jette tout aux cochons ?

— J’arrive ! Ça ne te dérange pas si je ne me maquille pas le visage ?

— En ce qui me concerne, tu peux bien venir toute nue.

— Chiche, si tu me payes, espèce de multimarié !

Elle est sortie de la salle de bains, de nouveau blonde, les cheveux rejetés en arrière, tout humides. Elle n’avait pas remis son ensemble noir, mais la robe que j’avais achetée. Le rouge lui allait bien. Elle s’est assise et a ôté les couvercles des plats.

— Oh, mince ! Mannie, ta famille accepterait-elle de m’épouser ? Tu penses à tout.

— Je leur demanderai. Ils devront tous donner leur accord.

— Pas de bousculade !

Elle a pris des baguettes et commencé à s’affairer. Quelques milliers de calories plus tard, elle a ajouté :

— Je t’ai dit que j’étais une Femme Libre. Je ne l’ai pas toujours été.

J’ai attendu. Les femmes parlent quand elles le veulent bien. Ou alors elles ne parlent pas.

— Quand j’avais quinze ans, j’ai épousé deux frères, des jumeaux qui avaient deux fois mon âge. Je nageais dans le bonheur.

Elle a remué un instant le contenu de son assiette avant de changer de sujet, à première vue.

— Mannie, je plaisantais quand j’ai parlé d’épouser ta famille, tu sais. Tu n’as rien à craindre de moi. Si jamais je me remarie un jour – ce qui paraît improbable mais je n’y suis pas opposée –, ce sera avec un seul homme ; un gentil petit mariage, bien uni, comme chez les vers de Terre. Oh, ça ne veut pas dire que je l’attacherais sans lui permettre de courir un peu. Je ne pense pas que cela ait beaucoup d’importance si un homme va parfois déjeuner dehors, tant qu’il revient dîner chez lui. J’essayerai de le rendre heureux.

— Ça n’a pas duré avec les jumeaux ?

— Non, ce n’est pas cela du tout. Je suis tombée enceinte, nous étions tous les trois ravis… mais j’ai accouché d’un gosse monstrueux et nous avons dû l’éliminer. Ils m’ont beaucoup soutenue à ce moment-là, mais je ne suis quand même pas complètement idiote. J’ai fait publier l’annonce de mon divorce, je me suis fait stériliser et je suis allée de Novylen à Hong-Kong, où j’ai pris un nouveau départ comme Femme Libre.

— Un peu excessif, non ? Ce sont le plus souvent les parents mâles, plus exposés à ce genre de risque, qui sont responsables.

— Pas dans mon cas. Nous avions fait faire les calculs par une excellente mathématicienne génétique de Novy Leningrad, l’une des meilleures d’Union soviétique avant d’être déportée. Je sais parfaitement ce qui m’est arrivé. J’étais volontaire pour la colonisation – ou plutôt ma mère – moi, je n’avais que cinq ans. Elle avait décidé de suivre mon père, déjà déporté, et ils m’ont emmenée avec eux. Une tempête solaire menaçait, mais le pilote a pensé que nous pouvions nous en tirer – ou alors, il ne s’en souciait pas : il s’agissait d’un cyborg. Il est parvenu à traverser la tempête, mais nous avons été blessés à l’atterrissage. Voilà une des raisons qui m’ont poussée à faire de la politique : le vaisseau est resté isolé quatre heures avant que nous ne puissions débarquer. Interdiction administrative, peut-être une mesure de quarantaine, j’étais trop jeune pour le savoir. Pourtant, quelques années plus tard, j’étais assez vieille pour comprendre que j’avais mis un monstre au monde parce que l’Autorité ne se préoccupe pas du sort des exilés.